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    Chapitre 10

     

    J'aimerais bien vous raconter mes exploits, comment j'ai réussi à immobiliser un des Vampires Noirs les plus dangereux de notre époque avec ma maitrise des arts martiaux, mon sang froid et mon intelligence tactique.

    Mais ce serait mentir. J'ai d'abord pris une trempe, je suis mort, deux fois, et puis j'ai eu de la chance. Et pas qu'un peu.

     

    Eugénia a décidé d'employer la manière forte quand les autres collecteurs et moi l'avons informé de la taille de la marque maudite de notre cible. Les autres étaient presque aussi paniqués que moi, ils n'avaient jamais vu une chose pareille non plus. La puissance du Vampire (Ours Noir pour les intimes) devait être phénoménale. Même Kalinath avait peur, ce qui en soi était peut être la chose la plus terrifiante de toutes.

     

    L'Ordre avait depuis longtemps infiltré le FBI d'Egard Hoover. Il avait même réussi à créer une task force secrète spécialisée dans la mise hors d'état de nuire des Vampires Noirs, même si la plupart des hommes de cette task force ignoraient tout des Sorciers, des Collecteurs et des Vampires.

    Nous attendimes encore une journée que la Task Force nous rejoigne.

    Cette fois, deux sorciers suivirent la Jeep du Vampire en filature le matin du deuxième jour de planque, lorsqu'il est parti faire ses petites affaires. Nous ne les revîmes jamais. Mark ne faisait pas partie des disparus, malheureusement.

     

    La Jeep, et son propriétaire, revinrent pourtant à la maison en début de soirée, comme si de rien n'était. 

    La Task Force était arrivée dans l'après midi,  avec ses véhicules blindés, ses armes automatiques, son caisson de confinement en plomb, et sa vingtaine d'agents triés sur le volet.

    Ce fut un carnage. Il se lancèrent à l'assaut au moment où Ours Noir sortait de sa Jeep. Deux véhicules bloquèrent le devant et l'arrière de la Jeep, des agents en arme sortirent des véhicules et entreprirent aussitôt d'ouvrir le feu sur le Vampire. Le plan consistait à l'immobiliser provisoirement en lui tirant dessus de façon répétée, pour permettre aux Sorciers de l'entraver grâce à un assortiment de sorts d'immobilisation et de chaînes. Dix secondes plus tard, le Vampire, qui se déplaçait à une vitesse surhumaine si rapide qu'elle finissait par ressembler à de l'invisibilité, avait collecté 15 nouvelles âmes, soit autant que d'agents qui étaient sortis des véhicules. Il tenait dans chaque main un coutelas luisant de sang, et nous fixait d'un air narquois.

    Les dix équipes de la traque dont je faisais partie s'étaient regroupées à une cinquantaine de mètres du Vampire avant l'assaut. Les sorciers se tenaient prêts à intervenir, et les collecteurs étaient en réserve. En réserve de quoi, ce n'était pas très clair.
    Le Vampire Noir se lança vers nous à la vitesse de l'éclair. J'eu à peine le temps de brandir mon bo, mon bâton de combat, qu'il était cassé en deux et que j'étais propulsé à plus de dix mètres suite à un coup de pied circulaire reçu en pleine tête. Le coup était si puissant que j'ai été expédié directement à la case néant. Je me suis relevé aussitôt le flash de bienvenue, la tête aussi brulante qu'une pastèque bombardée au phosphore. Autour de moi tous les Collecteurs étaient à terre, et essayaient tant bien que mal de se relever. Devant moi, à quelques mètres, les Sorciers tentaient de faire face au Vampire, ils s'étaient regroupés et faisaient de drôles de mouvement avec leurs bras. J'ai appris plus tard qu'ils tentaient de conjurer un sort d'immobilisation.

    Le Vampire ne devait pas avoir été informé de l'efficacité du sort : il tua sous mes yeux un des Sorciers, le décapitant d'un coup de couteau négligeant. Ours Noir devait tout de même être un peu ralenti car je distinguai ses mouvements, et je discernai même un éclair bleuté dans sa marque maudite au moment de la collecte de l'âme de sa vicime.

    Si il y a bien une chose que je n'avais aucune envie de voir, c'était qu'il tue Joan. Je suis donc immédiatement reparti à l'assaut, et cette fois ci j'ai réussi à le toucher avec un superbe high-kick en pleine poire. Ce qui l'a bien fait rigoler, il faut avouer. Cette fois ci, il m'a a moitié tué d'un direct du droit peu appuyé (selon ses critères), puis, alors qu'il me maintenait en l'air d'une main, il a utilisé l'autre pour m'arracher le cœur d'un mouvement circulaire, comme je l'avais déjà vu faire par des prêtres aztèques, dans des films.

    En vrai, ça fait super mal.

    Je suis tombé au sol, j'ai fait un nouveau détour par le néant, et je me suis relevé après le flash et la brulure intense qui irradiait dans ma poitrine. Kalinath était juste à côté de moi, du moins sa partie supérieure. La régénération est toujours un peu plus longue lorsqu'on nous coupe en morceaux. Frida était empalée un peu plus loin sur une clôture et ne parvenait pas à s'en extraire. Les autres devaient avoir été projetés ou éparpillés plus loin, je ne les voyais nulle part.

    Derrière moi, la plupart des Sorciers étaient allongés au sol, morts. Y compris Joan, un des coutelas du Vampire fiché en plein cœur.

    Je prenais ma respiration pour pouvoir hurler de désespoir quand le Vampire, qui était figé au dessus du corps de Joan, commença à tomber en poussière.

    Je me suis alors précipité pour retirer le coutelas qui saillait du corps de ma femme.

    Quelques instants plus tard, elle revenait à la vie, et je discernai immédiatement une petite ombre noire au dessus de son crâne.

    La seule chose que je trouvai à lui dire sur l'instant, c'est :

    • Bienvenue au club !

    Je n'en suis pas particulièrement fier. Mais j'étais encore sous le choc. Un des pires Vampires Noirs de l'histoire avait atteint la limite de sa collection d'âmes en tuant Joan, la transformant par la même occasion en Collecteur Maudit, comme moi.
    À ce niveau de chance, on peut affirmer sans craindre la faute de gout que nous avons eu le cul bordé de nouilles, sur ce coup là.
    Les rares sorciers ayant survécu à l'affrontement ne partageaient pas mon avis. 

    Eugénia, qui avait survécu à l'attaque, me dit un peu plus tard qu'elle aurait préféré mourir plutôt que de voir Joan transformée en monstre.

    Mark, qui avait également survécu avec deux autres sorciers, se montra moins con que d'habitude en lui répondant qu'elle ne l'avait pas fait exprès. Et puis il se rattrapa, retrouvant son niveau olympique dès sa phrase suivante, en annonçant à Joan qu'il ne voulait plus jamais la voir. 

     

    Toute l'affaire fut étouffée localement et mise sur le dos de l'arrestation d'un gros trafiquant de drogue qui avait dérapé.

    Frida, une fois que nous parvînmes à la dépêtrer de la clôture sur laquelle elle était empalée, se déclara très heureuse du dénouement.

    Elle et Joan sont désormais les meilleures amies du monde. 

     


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    Chapitre 9

     

     

    Dès le surlendemain toute ma cellule New-yorkaise, ainsi que la cellule de Mexico, ralliée à la cause, commencèrent leurs patrouilles le long de la frontière pour repérer le Vampire amateur d'apnée.

     

    Compte tenu de la dangerosité de notre cible, il fut décidé que nous patrouillerions par groupe de deux Collecteurs, avec deux Sorciers.

    Je me suis donc retrouvé avec Frida, Joan et, je vous le donne en mille, Mark, sur les routes entourant El Paso, auxquelles nous étions assignés.

    L'ambiance à l'intérieur du véhicule, glaciale mais pas à cause de la clim, contrastait avec la température extérieure.

    Après deux semaines de recherche, en l’absence de résultat, nous avons divisé les équipages pour couvrir plus de terrain.

    J'avais rêvé d'un autre voyage de noces, pour Joan et moi, mais au moins nous étions débarrassés de Frida et de Mark, tout en imaginant avec un peu de culpabilité qu'ils finiraient par s'entretuer.

     

    Il y avait désormais neuf autres équipages comme le notre qui patrouillaient la frontière. Il nous a fallu deux mois pour le débusquer.

     

    Par une chaude fin de journée, alors que nous roulions en direction d'El Paso, nous l'avons trouvé.

    Je l'ai repéré alors que nous arrivions à proximité d'une station essence, près de Deming. Le Vampire était en train de faire le plein. C'était un homme d'une trentaine d'années, de corpulence moyenne, aux cheveux très noirs et au teint mat. Le descriptif de notre cible était succinct : un indien, Apache ou Navajo, relativement jeune. Celui que je voyais en train de remplir son réservoir pouvait correspondre à la description, comme des milliers d'autres habitants de la région. Mais c'était lui : au dessus de sa tête, une marque maudite énorme tourbillonnait, comme une mini tornade démoniaque. Elle faisait au minimum trois mètres de haut.

    J'ai été paralysé par cette vision, je n'ai pas pu prévenir Joan, qui conduisait, que nous passions devant lui. Alors que nous arrivions à sa hauteur, il s'est brusquement tourné vers moi, m'a fixé du regard, et m'a souri.

    Je n'ai jamais eu aussi peur de ma vie.

     

    Quelques centaines de mètres plus loin, alors que nous avions dépassé la station, j'ai réussi à informer Joan que nous venions de le croiser, en retrouvant enfin la parole :

    • Arrête toi, il est là, à la station que nous venons de passer !

    Nous étions alors en 1975 : pas de téléphones portables, pas de caméra go-pro fixées sur les pares-brise pour filmer les accidents de voiture.

    • Tu as noté la plaque de sa voiture ? Me demanda Joan. 

    • Non. J'ai eu trop peur pour y penser, on a dû passer à moins de dix mètres de lui. Sa marque est monstrueuse, et il m'a repéré ! 

    • Qu'est ce qu'on fait ?

    • On y retourne, mais on reste à bonne distance, il ne faut pas qu'il me repère à nouveau

    Le temps de faire demi-tour et de revenir à la station, le Vampire avait disparu. Comme volatilisé. J'étais certain que nous ne l'avions pas croisé, il était donc reparti dans l'autre sens.

    Il nous fallu cinq minutes pour rattraper sa Jeep. Joan resta trois cent mètres derrière lui, il n'était pas bien difficile pour moi de le repérer avec son immonde trace maudite qui surplombait son véhicule, gorgée de centaines d'âmes plus ou moins innocentes. Je me fis le plus petit possible sur mon siège pour que ma marque personnelle (minuscule en comparaison de la sienne) ne dépasse pas du toit de notre voiture.

    Quelques dizaines de miles plus loin, il quitta l'interstate pour rejoindre la banlieue d'El Paso. Nous le suivîmes à distance, et il finit par s'arrêter devant une de ces petites maisons typiques du coin.

    Dès que nous eûmes récupéré la plaque d'immatriculation de la Jeep avec la paire de jumelles que nous avions dans la voiture, nous sommes repartis discrètement pour prévenir tous les autres.

    Le rendez vous téléphonique journalier avait lieu sur le coup de 20h. Nous réussîmes à joindre toutes les équipes.

    Vingt quatre heures plus tard, tout le monde était à El Paso.

    C'est à ce moment là que la chasse à débuté. Mais nous n'étions pas les chasseurs.

    Nous étions les proies. 

     

    (à suivre)


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  • Chapitre 8

     

    Après le départ de mes nouveaux amis sorciers, Joan et moi avons eu une longue et houleuse explication sur le fait que nous nous étions menti l'un à l'autre. Cette dispute n'a pas vraiment d'intérêt, hormis peut être la façon dont elle s'est résolue. Mais ne comptez pas sur moi pour la raconter, après tout je suis un jeune homme qui a eu 20 ans en 1899, à une époque où le mot pudeur avait encore un sens.

    Même si à cette époque il y avait une maison de passe à tous les coins de rue.

     

    La discussion la plus compliquée, et qui ne pouvait heureusement pas se conclure de la même façon, fut celle que je dus avoir avec ma cellule.

     

    • J'en étais sûre ! Triompha Frida dès que j'eus terminé le petit résumé de ma rencontre de la veille.

    • Quelque part, c'est une bonne nouvelle pour toi, dit Kalinath, qui voyait toujours le bon côté des choses. Tu ne verras vieillir ton épouse que très très lentement. 

    • Ouais, si elle choisit de rester avec lui une fois la chasse terminée, dit O'Reilly, qui pour sa part s'en tenait strictement à un cru réalisme qu'il se refusait à qualifier de pessimisme. 

       

    On ignorait l'espérance de vie exacte des Sorciers, mais elle était bien plus longue que celle des humains ordinaires. On supposait qu'elle pouvait atteindre les deux siècles, mais même Isadora avait refusé de partager ses informations sur le sujet avec moi. Et je n'avais pas osé poser la question à Joan la veille au soir. Je n'y avais pas pensé non plus, il faut dire.

     

    La cellule New-yorkaise accepta (à la majorité) de rencontrer l'Ordre des Sorciers d'Amérique du Nord.

    La rencontre eut lieu quelques jours plus tard, toujours chez moi, puisque mon appartement était devenu un territoire « mixte ».

    Eugénia vint avec trois de ses collègues. Kalinath, O'Reilly et Frida représentaient la cellule des Collecteurs Maudits de New York. L'ambiance n'était pas vraiment cordiale, mais nous parvînmes à avoir un échange constructif. Surtout au début.

     

    Eugénia prit la parole :

    • Nous faisons appel à vous pour retrouver un Vampire Noir particulièrement retors qui est parvenu à s'échapper d'un caisson immergé dans le golfe du Mexique. Enfin, il ne s'est pas échappé, il a été repêché par une équipe de pilleurs d'épaves, à une profondeur que nous pensions inatteignable il y a deux siècles.

    • Et ils ont ouvert le caisson ? Demanda Kalinath

    • Oui, ils ont fait ça sur leur navire, ils ont eu une surprise en ouvrant le colis... Les garde-côtes Mexicains ont retrouvé le navire à quelques centaines de mètres au large de Cancun, vide de tous ses occupants. Leur rapport, qui mentionnait un caisson de plomb éventré, a été repéré par notre équipe de Mexico quelques jours plus tard. 

    • C'est arrivé quand ?

    • Il y a presque dix huit mois. Au début, nous n'avons pas détecté d'activité suspecte, nous avons pensé que le Vampire était parti sur un autre continent, ou qu'il se faisait discret. Mais il y a trois mois, une de nos enquêtrices, qui travaille au FBI, a commencé à repérer ici et là sur la frontière Mexicaine des corps de victimes inconnues présentant des signes de vieillissement accélérés. Elle a réussi à identifier quelques SDF et quelques migrants. On a affaire à un petit malin, il ne s'attaque qu'à des victimes dont on ne signale jamais la disparition, et qui n'agitent pas les médias.

    • On a retrouvé beaucoup de cadavres ? demanda Kalinath.

    • Non, c'est pour ça que nous avons été aussi longs à repérer son territoire de chasse. Il semblerait qu'il navigue le long de la frontière mexicaine principalement entre San Diego et El Paso. Il agit plutôt intelligemment pour quelqu'un qui a bu la tasse pendant deux cent ans : il s'attaque prioritairement à des proies isolées, et il fait disparaître les corps, probablement en les enterrant. Ou peut être qu'il les bouffe, c'est une possibilité, ça s'est déjà vu chez vos semblables.

    Les Collecteurs de ma cellule échangèrent un regard courroucé, mais ne répondirent pas directement à la provocation. Frida était figée comme une statue depuis le début de la réunion, et je ne la voyais pas respirer.

    • Si il n'y a pas de disparitions de signalées, et peu de cadavres découverts, comment savez vous qu'il opère uniquement dans la zone ? demanda Kalinath.

    • C'est une question de volume et d'habitudes.

    • C'est à dire ?

    • On pense qu'il collecte environ trois victimes par jour depuis qu'il a repris son activité. C'était déjà ce qu'il faisait avant qu'on le plonge dans le bain, en 1759. Et à l'époque il opérait déjà dans la même région. Nous avons retrouvé une dizaine d'autres victimes, mais il n'agit pas comme un Vampire Noir cinglé : il doit être plus ou moins intégré à la société civile et il est très prudent. Nous avons besoin de vous pour le repérer rapidement, car pour le moment on cherche une aiguille dans une botte de foin. 

    • Que voulez vous que nous fassions ? Kalinath semblait assez dubitatif.

    • On a besoin de vous pour patrouiller, et essayer de le repérer à sa marque maudite. Je ne vois pas d'autre méthode, il est trop prudent, il ne doit pas rester plus d'une journée au même endroit. 

    Frida, qui n'avait toujours rien dit depuis le début de la discussion, finit par exploser :

    • C'est n'importe quoi ! Si par miracle on finit par le trouver dans cette botte de foin, il va nous repérer aussitôt. Si nous pouvons voir sa marque maudite, il peut voir la nôtre. Dès qu'il verra que nous le suivons, il s'enfuira pour une nouvelle destination.

    • Il faudra agir avec prudence, ne pas l'approcher, le suivre très discrètement, prendre note de son apparence si elle a changé, repérer la plaque de la voiture dans laquelle il circule, des choses qui permettrons à nos équipes de le retrouver, lui répondit froidement Eugénia. Nous ne vous demandons pas de le traquer, laissez ça aux professionnels.

    • Vous voulez dire des professionnels spécialisés dans les sacrifices de bébés, comme vous ? Demanda Frida.

     

    Nous eûmes beaucoup de mal à éviter que les deux vieilles harpies en viennent aux mains.

    Une fois que tout le monde eut retrouvé ses esprits, qu'un plan de marche fut établi, les convives prirent congés.
    Je demandais aussitôt à Joan, qui venait de refermer la porte :

    • C'est quoi cette histoire de bébés ?

    Joan me lança un regard attristé :

    • Les membres de ta cellule ne t'ont pas expliqué que l'Ordre pratiquait le bannissement de la malédiction ? Nous éliminons les Vampires Noirs en transférant leur malédiction chez des individus sains d'esprit, qui deviennent des Collecteurs.

    • Et bien, si. Il faut un ou une volontaire et vous faites tout un rituel pour transférer la malédiction. Je connais une volontaire, d'ailleurs.

    • Isadora ? Oui, c'est un des rares cas de transfert connu sur un membre de l'Ordre. Le plus souvent, il n'y a pas de volontaire. Et l'ordre considère que les volontaires peuvent mal tourner, ça c'est déjà vu. 

    • Et donc ?

    • Et donc, en bannissant la malédiction dans le corps d'un bébé abandonné qui ne pourra jamais grandir, on s'assure que la malédiction ne pourra jamais causer de tort à personne. Le bébé ne sera jamais en mesure de collecter une âme, et ne deviendra jamais un Vampire Noir.

    • C'est dégueulasse ! Vous condamnez des bébés à vivre éternellement, à ne jamais grandir ? C'est inhumain ! 

    • Pour le moment, c'est la meilleure solution que l'on ait trouvé. On s'en occupe bien, il y a des nursery de l'Ordre qui sont spécialement chargées de s'en occuper. Et les experts sont formels : les bébés n'ont pas la capacité à stocker les souvenirs, ils ne sont pas conscients de leur état. En plus ils ne font pas de dents, vu que le processus de croissance est stoppé. Je t'assure qu'ils sont bien traités. Ils ne souffrent pas, ils sont heureux, ils sont dorlotés par des Sorcières qui vivent le rêve éveillé d'avoir des bébés dans les bras pour autant d'années qu'elles peuvent le supporter. Même si il existe une faction chez nous qui pousse pour l'élimination définitive, je t'assure qu'elle n'est pas majoritaire. 

    J'étais sidéré :

    • Il y a des gens chez vous qui, non contents d'avoir condamné des bébés à vivre éternellement dans leurs couches, veulent les cramer par dessus le marché ?

    • Hélas, oui. Mais comme souvent dans ces cas là, ils prétendent que c'est pour la sécurité de tous. Ce sont les mêmes qui ont condamné des Vampires à la noyade éternelle, une pratique moyenâgeuse à laquelle il n'a été mis fin que depuis le tournant de ce siècle. Une méthode barbare qui n'a rien réglé, comme on le voit aujourd'hui.

    Entre la future mission d'éradication d'un dangereux Vampire et cette histoire abominable de bébés maudits, je n'en dormis pas de la nuit. 

    Le lendemain matin, nous embarquions à JFK, direction le Texas. 

     

    (à suivre)

     

     


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  • Chapitre 7

     

     

    Début Juin 1975, Joan me demanda pour la forme si elle pouvait inviter sa grand mère et son frère pour diner. Trois jours plus tard, nous étions installés tous ensemble sur la terrasse de notre appartement, avec une vue imprenable sur Central Park. Eugénia, la grand mère de Joan, me semblait plus vive que lors de notre dernière rencontre. Et presque plus jeune, dans un tailleur plus en accord avec sa personnalité que la robe antédiluvienne qu'elle portait au mariage. Mark, le frère, avait toujours l'air aussi malcommode dans son costume de croque mort des impôts.

    Je m'attendais à passer une soirée inconfortable, mais pas à ce point.
    Assez rapidement, avant même d'attaquer les entrées, je dus digérer quelques nouvelles dérangeantes :

    a) La grand mère de Joan n'était pas du tout gâteuse, et ce n'était pas sa grand mère.

    b) Le frère de Joan n'était pas son frère, c'était son ex-mari. Ce qui expliquait en partie son manque d'entrain lors notre cérémonie de mariage.

    c) La grand mère de Joan était à la tête de l'Ordre des Sorciers d'Amérique du Nord. Le faux frère mais vrai ex-mari de Joan était son adjoint.

    d) Et Joan était une sorcière, elle aussi. Évidemment.

     

    Pendant que la vieille sorcière m'assénait ces révélations d'un seul tenant, Joan eut la décence de rougir un peu et de baisser la tête.

    Je n'en menais pas large, avec mon sourire de benêt, mes bretelles fluorescentes à la dernière mode et mon verre de whisky à la main, face à trois Sorciers qui considéraient la chasse des Vampires Noirs comme leur mission première.

     

    • Bon, on ne va pas tourner du pot, dit Eugénia, patronne des Sorciers de l'Amérique du Nord.

    • Je n'ai pas eu l'impression que vous ayez beaucoup tourné autour jusque là, lui répondis-je, histoire de détendre l'atmosphère.

    La vieille me fit grâce d'un sourire mauvais avant de poursuivre :

    • Nous savons ce que vous êtes, Lucien. Un Vampire Noir. Vous êtes une abomination.

    • J'en ai autant à votre service, lui dis-je. Vous n'êtes pas trop normaux non plus, si j'en crois les histoires que l'on m'a raconté sur vous. J'ai travaillé un temps avec un de vos collègues Brésiliens, d'ailleurs. Ce n'est pas un très bon souvenir, il n'était pas particulièrement aimable, lui non plus. 

    À ces mots, je vis le sang refluer du visage de Mark :

    • Nous sommes mortels ! Nous pouvons mourir naturellement, pas vous ! Me lança t'il du ton colérique et agressif avec lequel il devait également s'adresser aux commerçants fraudeurs.

    • Peut être, mais je n'ai pas choisi d'être Collecteur. Je ne doute pas que vous ayez choisi de devenir Sorcier. Et je ne pense pas vraiment être un Vampire Noir, sinon on ne serait pas en train de faire la causette. Je me trompe ?

    Joan prit la parole pour la première fois :

    • Non, tu ne te trompes pas, dit elle en jetant un regard courroucé à Eugénia et à son ex. Trop souvent dans l'esprit des Sorciers, les Collecteurs et les Vampires Noirs sont la même chose.

    • Tous les Collecteurs deviennent des Vampires un jour ou l'autre ! lança Mark en tapant du poing sur la table.

    Eugénia reprit la parole :

    • Non, ce n'est pas entièrement vrai, Mark. C'est souvent le cas, mais certains Collecteurs viennent nous trouver volontairement pour se débarrasser de leur malédiction, et parfois à l'issue d'une longue vie relativement paisible. C'est rare, mais ça arrive.

       

    Elle reprit, en s'adressant à moi cette fois :

    • Nous savons bien entendu que vous avez collaboré avec Figueroa dans les années 20, lorsque vous avez traqué le Vampire Amazonien. Nous connaissons tout de vous Lucien, qu'il s'agisse de vos activités ou du nombre de vos victimes depuis la fin de la grande guerre. Nous n'avons pas grand chose à vous reprocher pour le moment, vous êtes encore jeune, pour un Collecteur, et vous n'avez encore jamais emprunté la mauvaise voie, comme vous l'appelez. Vous avez probablement plusieurs siècles devant vous avant de devenir un danger public. 

    • Et bien, merci pour le vote de confiance, répondis-je.

    Eugénia jeta un regard peu amène à Joan avant de reprendre :

    • Joan avait pour mission de vous évaluer, pas de vous épouser. Si ça peut vous rassurer sur la nature de votre relation, elle ne s'est pas mariée avec vous sur nos instructions, bien au contraire.

    • Vous m'en voyez rassuré, dis-je en échangeant un regard avec Joan, qui me le rendit sans ciller. Vous menez toujours des évaluations aussi rapprochées ?

    • Non, évidement, dit Eugénia en réprimant visiblement un frisson. Comme nouvel arrivant à New York, vous nous sembliez la meilleure porte d'entrée pour votre cellule, grâce à vos liens avec Isadora, de votre ancienne cellule Parisienne, qui a été l'une des nôtres.
      Elle reprit :
      Il y a un Vampire Noir qui fait des ravages le long de la frontière Mexicaine depuis quelques mois, ses victimes se comptent en centaines. Et nous n'arrivons pas à mettre la main sur lui. Nous avons besoin de votre aide.

       

       

    À ces mots, Mark poussa un soupir avec une moue dégoutée. C'est la principale raison pour laquelle j'ai immédiatement accepté de les aider.

    Évidemment, Eugénia, qui est une reine de la manipulation, avait intégré Mark à cette rencontre dans ce but précis. Elle comptait sur l'antagonisme que j'avais naturellement développé à l'encontre de l'ex de ma femme pour me faire basculer. 

    Je ne vois pas à quoi il aurait pu servir d'autre, ce crétin.

     

     

    (à suivre)


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  • Chapitre 6

     

    J'ai rencontré Joan dans un dojo. Enfin, dans mon dojo.

    C'était le 2 Décembre 1974, j'étais à New York depuis trois mois et je venais juste d'ouvrir « The Good Way », un dojo multidisciplinaire dans le quartier de Spanish Harlem.

    Elle est entrée un matin, en jean et pull à col roulé marron, avec un petit sac de sport qui contenait son keikogi, que l'on continue à tort d'appeler kimono dans quelques pays occidentaux.

    Elle mesurait un mètre soixante dix, ses cheveux roux bouclés et ses tâches de rousseur contrastaient avec son regard perçant aux yeux verts et ses traits anguleux mais harmonieux. Elle avait un assez grand nez, ce qui n'est jamais très bon pour les sports de combat.

    Elle avouait 30 ans et travaillait pour une société d'import / export avec l'Asie.

    Sa pratique des arts martiaux, notamment du karaté, n'était pas exceptionnelle pour une femme de son âge. Elle était exceptionnelle tout court, et très nettement supérieure à la mienne.

    Assez rapidement, je lui ai proposé d'enseigner à mes côtés, et de prendre des parts dans le dojo. Elle a aussitôt accepté, tout en conservant une activité dans sa société. J'ai rapidement eu des sentiments pour elle qui dépassaient l'admiration et le compagnonnage.

    Et comme ils semblaient partagés, au tout début de l'année 1975 elle s'est installée chez moi. Je l'ai demandée en mariage un mois plus tard, sans vraiment me rendre compte de ce que je faisais.

     

    Quand j'ai annoncé la nouvelle à ma cellule, c'était un peu comme si l'organisateur d'une réunion d'alcooliques anonymes annonçait à ses membres qu'il s'était subitement remis à boire trois bouteilles de whisky par jour. Et qu'il n'y voyait aucun problème.

    Je m'en rappelle bien, c'était un vendredi soir, jour de notre réunion hebdomadaire dans le local qui nous servait de club privé, dans un recoin de l'upper east side.

    L'atmosphère était feutrée, tapis épais et larges fauteuils Chesterfield, éclairages indirects. La pièce était empuantie par les cigares de certains Collecteurs, qui ne se préoccupaient guère des méfaits du tabac sur leur santé.

    Les cinq autres membres de la cellule étaient tous présents, avec leur marque maudite qui tournoyait au dessus de leur tête.

    Le responsable informel de la cellule était Kalanath Sovidiar, un indien originaire du Pendjab, âgé de plus de 600 ans :

    • Tu ne penses pas que tu aurais pu nous en parler avant de prendre ta décision, Lucien ? Me dit-il, plus proche de la colère que je ne l'avais jamais vu.

    • Je suis désolé, c'est venu spontanément, je n'ai pas réfléchi aux conséquences, dis-je légèrement honteux de ma légèreté. 

       

    Frida Galinia, une petite Italienne boulotte d'une cinquantaine d'années apparentes, qui avait quitté la Lombardie pour les États Unis en 1815, avait bien plus de mal à contenir sa colère :

    • Mais enfin Lucien, tu es stupide ou quoi ? Et moi qui pensais que tu étais raisonnable ! C'était trop beau, un Français raisonnable ! Et en plus tu vas épouser une pauvre fille qui n'est même pas informée de ta condition d'immortel ? Ne me dit pas que tu lui as parlé sans l'aval de la cellule !

    • Non, bien sûr, je n'aurais pas fait ça... dis-je en réalisant ce que je n'y avais même pas pensé.

     

    Un des principales obsessions des Collecteurs Maudits est de maintenir la population dans l'ignorance de notre condition. C'est même une des tâches principales des cellules, et la raison pour laquelle il est mal accepté par notre communauté qu'un Collecteur Maudit vive isolé. Dans le cas où un Collecteur souhaite se marier avec un humain ordinaire, il y avait tout un processus d'entérinement à respecter, organisé par sa cellule. Normalement.

     

    Luke O'Reilly, irlandais de souche comme le laissait supposer son patronyme, et qui ne semblait pas avoir dépassé la vingtaine, surenchérit :

    • Ouais, t'as déconné, mec, cette petite t'a retourné la tête.

    O'Reilly était très laconique, il l'est toujours aujourd'hui. Je le connais depuis plus de quarante ans, et c'est une des phrases les plus longues qu'il m'ait été donné d'entendre de sa part.

    • Il faut que tu nous la présente le plus vite possible, reprit Frida. Il est peut être encore temps de t'éviter une très grosse connerie.

     

    Dans les jours qui suivirent, je présentais Joan à tous les membres de la cellule, sous des prétextes divers. Je présentais Frida comme une amie éloignée de ma famille, Kalanath comme mon expert comptable, ce qui était d'ailleurs vrai, O'Reilly comme un membre du dojo qui venait de s'inscrire.

     

    Le rendez vous avec Frida fut glacial malgré les sourires de façade échangés autour d'un thé au gout amer. Celui avec Kalanath resta strictement analytique. Il questionna longuement Joan, comme s'il faisait le check-up d'un avion de ligne avant un décollage pour une destination inconnue, et probablement dépourvue de piste d'atterrissage. O'Reilly assista à un des cours de Joan sans un mot, et repartit du dojo après m'avoir adressé un grand sourire, les deux pouces levés en un signe universel d'approbation.
    Les deux autres membres de la cellule, Mary-Jo et Kenneth, qui étaient de jeunes Collecteurs tous les deux, ne furent pas aussi catastrophés que les autres à l'annonce de la nouvelle, peut être parce qu'ils formaient un couple stable depuis bientôt soixante ans, et qu'ils n'avaient pas changé d'un iota depuis le jour de leur rencontre. Notre diner à quatre dans leur appartement de Brooklyn se passa très bien. 

     

    Si Joan était étonnée de toutes ces connaissances sortant de nulle part qui voulaient la rencontrer, elle n'en montra rien.

    Elle se les mit tous dans la poche, à l'exception de Frida, qui ne se fit pas prier pour me le dire lors de la réunion qui suivit leur rencontre :

    • Il y a quelque chose qui ne colle pas, avec cette fille. Je comprends qu'elle te plaise, elle est charmante, elle est belle, intelligente. On pourrait se demander ce qu'elle te trouve, mais il y a autre chose. Elle n'a pas trente ans, elle est plus vieille que ça.

    • Que veux tu dire ? Tu as vu une marque maudite au dessus de sa tête ? Lui demandais-je.

    • Non, mais il y a quelque chose qui n'est pas clair chez elle. J'en mettrais ma main au feu.

       

    Comme son sentiment n'était partagé par aucun des autres membres de la cellule, nous mîmes cela sur le compte de sa méfiance légendaire.

    Comme il fallait l'unanimité de la cellule pour informer Joan de ma nature de Collecteur, je n'eus pas le droit de le faire. Je devais attendre que Frida change d'avis à son sujet. Autant dire que mes chances de révéler ma condition à Joan avant qu'elle ne se rende compte par elle même que je ne vieillissais pas étaient très minces. 

     

    Frida ne vint pas au mariage, au contraire de tous les autres.

     

    Ce fut une cérémonie très simple. La famille de Joan était réduite à la portion congrue, uniquement constituée d'une grand mère à moitié gâteuse et d'un frère célibataire aussi aimable qu'un inspecteur des impôts victime d'une rage de dents. 

    J'avais invité plusieurs amis Collecteurs de mes anciennes cellules, dont Amédée, qui accepta de faire le déplacement et qui en profita pour me faire très longuement la morale sur ma décision trop rapide. Les autres m'envoyèrent tous des cartes plus ou moins aimables. Plutôt moins, en général. Celle en provenance de Brisbane, émanant de ma seule relation sérieuse des soixante dix dernières années, était particulièrement piquante.

     

    Nous nous installâmes avec Joan dans un penthouse flambant neuf qui jouxtait Central Park, à quelques pâtés de maison du dojo. C'est un des avantages d'être Collecteur, on a pas vraiment de soucis de trésorerie. Les cellules mettent à disposition des jeunes Collecteurs n'ayant pas encore fait fortune, comme moi, tout l'argent dont ils peuvent rêver. Essentiellement pour nous éviter de glisser vers le crime et la mauvaise voie. C'était la première fois que je ponctionnais le pot commun aussi lourdement. Frida, qui était la trésorière de la cellule, a bien roulé un peu des yeux quand elle a vu le prix de l'appartement, mais c'était juste pour le principe. Au fond, elle était soulagée que je fasse appel à ses services. Et de toute façon l'appartement était acheté par une des nombreuses entités financières de la Cellule New-yorkaise, il n'était pas à mon nom. Une façon comme une autre d'éviter les problèmes de successions chez les immortels.

    Pour la première fois depuis très longtemps, j'étais vraiment heureux. 

     

     

    (à suivre)


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  • Chapitre 5

    Mais avant de vous raconter mes aventures New Yorkaises, il faut que je vous raconte un peu ma vie d'avant la guerre de 14-18.

    Je suis né à Melun, le 12 Avril 1879, dans une famille d'ouvriers. Mon père travaillait dans une teinturerie, métier éprouvant s'il en est, ma mère dans un atelier de couture. Mon père était vétéran de la guerre de 1870, et il est mort épuisé à l'orée du 20ème siècle, probablement empoisonné par les produits utilisés sur son lieu de travail. Fait rare pour l'époque, j'étais fils unique. Ma mère m'a raconté à demi mots qu'elle avait eu énormément de difficultés à concevoir un enfant, et qu'après ma naissance les médecins lui avaient dit qu'elle n'en aurait pas d'autre que moi. La grippe l'a emportée en 1912, à l'âge de 63 ans.

    Pour ma part, j'ai suivi une formation de compagnon du devoir dans la charpente dès l'âge de 12 ans. Je n'ai pas vraiment eu mon avis à donner sur mon choix de carrière, mon père m'a emmené chez un charpentier de la ville un beau matin de Septembre, et m'a laissé là en m'expliquant qu'un métier comme celui là, c'était de l'or en barres. Le charpentier m'a confirmé, après avoir vérifié que je n'avais pas le vertige en me faisant monter sur le faîte d'un toit, que j'avais les dispositions pour devenir son apprenti. À 16 ans j'étais aspirant, et je suis devenu compagnon l'année de mes 20 ans, avant de faire mon service militaire. En 1903, à Metz, je me suis marié à Jeanne, la fille de mon patron d'alors, dont j'étais follement amoureux. (Pas de mon patron, de Jeanne). L'année suivante, elle est morte en couches, ainsi que l'enfant à naître. Ça m'a presque détruit. J'avais 24 ans, et je pensais que ma vie était foutue.

    Dévasté par le chagrin, j'ai quitté Metz et je suis reparti dans un deuxième tour de France de compagnon. Je suis revenu à Melun six ans plus tard, chez ma mère qui n'avait plus guère d'autres ressources que celles que je pouvais lui apporter. À sa mort, j'ai vendu la petite maison de famille et j'ai acheté un appartement à Belleville, où j'avais trouvé de l'embauche chez un compagnon rencontré lors de mon second tour de France.

    J'étais trop vieux d'un an pour être réserviste au début de la grande guerre. J'ai fait le choix de me porter volontaire. Ça me semblait la chose à faire : je ne m'étais jamais remarié, je n'avais pas de famille à charge, j'étais en parfaite condition physique : je ne me voyais pas rester à l'arrière pendant que de jeunes pères de famille risquaient leur vie au front.

    Lors de mon dernier passage dans mon pays natal, j'ai pu constater que certains des ouvrages sur lesquels j'avais travaillé pendant mes années de charpentier étaient toujours en place. Ça m'a fait plaisir, de voir que mon travail m'avait survécu. C'est la règle dans notre corporation, et pour le moment je suis toujours dans les clous. Dans mes années post-guerre, j'ai travaillé par intermittence dans mon métier d'origine, histoire de partager mes connaissances et d'apprendre les techniques modernes. Je dois dire que c'est souvent décevant, on ne construit plus aujourd'hui comme on construisait hier, en tout cas plus avec les mêmes principes de durabilité. Heureusement qu'il reste des Églises à rénover. (Je sais que je passe pour un vieux con en écrivant des choses pareilles, mais bon, j'ai l'âge.)

    Je vous raconte tout ça pour une raison : la chose la plus difficile pour nous autres les Collecteurs Maudits, c'est de résister à la tentation d'épouser les gens qu'on aime. Souvent, on tourne mal, on devient des Vampires Noirs à la perte d'un époux ou d'une épouse, que ce soit dans un accident, de maladie ou, pire encore, de vieillesse. C'est pour cette raison que l'on évite de s'attacher, et que l'on encourage les liaisons entre Collecteurs Maudits. Ce qui a d'autres inconvénients.

    Je n'avais pas trop ce problème, jusqu'en 1974. La perte de Jeanne m'avait laissé une plaie au fer rouge dans l'esprit, et la blessure, même estompée, est toujours présente au moment où j'écris ces lignes. Les vieux sont souvent sensibles, c'est vrai, et je ne fais pas exception.

    Inconsciemment ou pas, je ne me suis jamais attaché à aucune femme après Jeanne. J'ai eu des aventures, notamment à Brisbane, mais je ne me suis plus jamais mis en ménage, jusqu'à Joan.

    Et non, je ne pense pas avoir été influencé par la proximité sémantique de leurs prénoms. 

     

     

    (à suivre)

     

     


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  • Chapitre 4

     

    Quelques années plus tard, lors d'une belle nuit de l'été 1921, j'ai collecté ma première âme. J'avais quitté mon emploi de charpentier depuis déjà quelques années. Les membres de ma cellule m'avaient encouragé à reprendre les études, à diversifier mes activités et mes centres d'intérêts en prévision de la très longue vie qui m'attendait. À cette époque j'étais étudiant à la Sorbonne, j'étudiais les sciences naturelles.

    Je me suis fait attaqué par deux détrousseurs munis de couteaux alors que je rentrais chez moi après une soirée arrosée. J'ai été bête, plutôt que de donner mon portefeuille, je les ai envoyé paître : ils se sont jetés sur moi, m'ont poignardé, à mort pensaient-ils, et dans la mêlée qui s'en est suivie l'un d'entre eux s'est retrouvé avec son couteau planté dans le cœur, et moi au bout du couteau.

    Il m'est difficile de décrire la sensation que cela procure. Pour l'avoir expérimenté par la suite, c'est comme une longue décharge électrique, mais dans une version bien plus agréable : j'ai eu l'impression que du feu coulait dans mes veines, que mon esprit était affuté comme une lame de rasoir, que je pouvais courir un marathon avec mes chaussures de ville, en alternant des bonds de quinze mètres et des entrechats.

    À mes pieds, ma victime, un gaillard qui devait avoir une vingtaine d'années, semblait avoir vieilli prématurément : ses cheveux étaient blancs, sa peau fripée, ses yeux laiteux. Je m'y attendais, ma cellule m'avait prévenu des conséquences secondaires de la « collecte ».

    J'ai suivi les consignes de ma cellule : j'ai travaillé sur ma respiration, je me suis retenu (de justesse) de me lancer à la poursuite du second agresseur, et je me suis enfui. 
    C'est la procédure, pour nous autres. On évite si possible les systèmes judiciaires, et surtout les systèmes carcéraux. Notre justice, c'est l'Ordre. Ma nouvelle cellule d'accueil était pré-désignée depuis longtemps, c'était Sao Paulo, au Brésil. En prévision de ce qui ne pouvait pas manquer de se produire un jour ou l'autre, Isadora avait commencé à me donner des cours de Portugais, j'avais déjà un jeu de papiers Brésiliens en règle. Tout ce qui me restait à faire, c'était d'informer Amédée, qui avait pour tâche de vérifier que je n'avais pas pris la mauvaise voie, et de partir pour le Brésil avec sa bénédiction et une lettre de recommandation à l'intention de ma nouvelle cellule.

    Je n'ai pas pu revoir Isadora, l'Amiral ou Michel-Henri avant de nombreuses années, même si nous avons toujours échangé par courrier.

    Mon intégration à Sao Paulo a été difficile au début, mais c'est normal : les nouveaux arrivants dans les cellules sont toujours évalués avec suspicion, vu qu'en général ils ont quitté la précédente pour des motifs plus ou moins avouables.

    Je suis resté 12 ans au Brésil. J'ai notamment traqué un très dangereux Vampire Noir qui officiait dans la jungle Amazonienne depuis des siècles en toute impunité. En compagnie d'un sorcier de l'Ordre qui avait demandé le concours de notre cellule. Je me suis également formé à la maçonnerie, et j'ai obtenu un diplôme d'ingénieur des ponts et chaussées. En 1933, j'ai de nouveau été impliqué dans une rixe, cette fois ci dans un cabaret, et l'arme que j'ai retourné contre mon assaillant à bout touchant était un Luger. Son propriétaire était un Nazi Allemand en villégiature.

    J'ai donc été contraint de m'enfuir une nouvelle fois, destination ma nouvelle cellule de repli, qui était encore sur un autre continent : Brisbane, Australie. Ce fut également ma plus petite cellule, nous n'étions que deux. Mais le deuxième membre valait le coup d'oeil. Cette fois ci j'en suis reparti de mon plein gré sans avoir fauté au début de la seconde guerre mondiale, pour m'engager dans les Forces Françaises Libres. J'avais très mal pris la montée du nazisme en Allemagne, j'avais l'impression que les quatre années de la grande guerre n'avaient servi à rien. Cette seconde guerre mondiale était pour moi un affront personnel.

    Au cours de ce conflit, j'ai collecté trois âmes supplémentaires, et je ne peux pas dire que c'était involontaire à chaque fois. Je suis passé tout près de la correctionnelle, et l'Ordre s'est intéressé à moi de très près pendant les années qui suivirent la guerre. Années que j'ai passé à Moscou comme attaché militaire auprès de l'ambassade de France. Jusqu'en 1948, où j'ai disparu volontairement après un corps à corps qui s'est mal terminé avec un membre du MGB, l'ancêtre du KGB.

    Je suis passé de nouveau sous les radars, et j'ai rejoint Tokyo, où j'ai passé 26 très belles années à essayer de maîtriser les arts culinaires locaux. J'en ai également profité pour me former ou me perfectionner dans plusieurs arts martiaux (Ju-Jitsu, Kendo, Aïkido, Bo-Jutsu, Karaté).

    En 1974, un Yakusa m'a cherché des noises et je l'ai tué à mains nues. Le contact physique au moment du coup était suffisamment long pour que je collecte son âme, ce qui était assez inattendu, et assez inédit. Mais de toutes façons il était temps de changer d'air, ma teinture grise ne donnait plus vraiment le change sur mon âge supposé. Autour de moi, mes amis qui n'étaient pas des collecteurs vieillissaient. Moi pas. 

    En 1974, j'ai donc débarqué à New York, où j'ai retrouvé une cellule de 6 membres, la plus importante en nombre depuis celle de Paris.

    Quelques mois plus tard j'ai rencontré Joan, et c'est là que les ennuis ont commencé. Oui, parce que jusque là, j'avais eu une vie plutôt tranquille, en fait. C'est juste que je ne le savais pas.

     

    J'étais passé au travers depuis tellement longtemps que j'ai inconsciemment dû baisser la garde. Pourtant, tout le monde m'avait prévenu, c'était le principal danger qui me guettait.

    Mais c'est arrivé quand même : je suis tombé amoureux.

    J'ai fait fi de tous les bons conseils de ma cellule New Yorkaise, et j'ai épousé Joan en 1975. 

     

    (à suivre)


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  • Chapitre 3

     

    Le lendemain, je fis une grasse matinée, et je ne me levai qu'à neuf heures passées, peu de temps après le soleil. Je décidai d'aller chercher de l'embauche, même s'il faisait un froid de canard.

    À midi, j'avais trouvé un nouveau patron, l'ancien n'étant jamais revenu de la guerre, disparu au combat. Il me dit de revenir le lendemain pour prendre une équipe en mains, et me demanda si je connaissais d'autres charpentiers qui cherchaient du travail, il lui manquait une douzaine d'hommes pour honorer ses chantiers. Je lui répondis par la négative.

    Je passai l'après midi à retrouver d'anciennes connaissances, à échanger avec elles les mauvaises nouvelles de la guerre : les invalides, les morts, les disparus, ceux qui attendaient la démobilisation, ceux dont on était sans nouvelles. J'avais un peu le moral dans les chaussettes, au moment d'aller retrouver Amédée de La Rochefendre pour dîner. Les bonnes nouvelles ne sont pas légion en temps de guerre.

    Son hôtel particulier était à une demi heure de marche, il faisait bien froid une fois la nuit tombée, mais je m'y rendis à pied.

    La demeure était imposante et bien entretenue, un hôtel particulier digne d'un Baron. Un valet m'accueillit dans le vestibule, et je lui remis mon manteau.

    Il m'introduisit au salon principal, pièce un peu surchargée à mon goût en dorures et autres moulures. Amédée, toujours aussi élégant, était en compagnie de trois autres personnes : une superbe jeune femme brune au regard acéré, habillée à la dernière mode, jupes longues foncées, corsage blanc et cardigan vermillon ; un Vice Amiral grisonnant au physique avenant dans son bel uniforme ; et un tout jeune homme en habits du dimanche assez simples, comme les miens, qui ne devait pas avoir plus de quinze ans.

    Les quatre compères avaient tous une ombre noire qui ondulait au dessus de leur tête.

     

    Amédée m'accueillit chaleureusement :

    • Ah, Lucien, bonjour, bienvenue, comment se passe ce retour à la vie civile ?

    • Très bien Amédée, j'ai trouvé du travail, je commence demain.

    Certains des convives échangèrent un regard surpris, et la jeune femme eut un sourire qui m'a alors semblé presque cruel à mon égard.

    • C'est bien, dit Amédée. Mais laissez moi vous présenter mes convives, dit-il tout en me présentant successivement ses invités :

      Mademoiselle Isadora de Lisopaes, qui nous vient du Portugal, le Vice-Amiral Gédéon de Latour, qui va quitter le service actif à la fin du mois, et Michel-Henri Guillotin, qui est le secrétaire de notre cellule.

    • Le secrétaire ?

    • Oui, ne vous arrêtez pas à son âge apparent, dit Amédée en prenant soin de refermer la porte du salon. Vous avez bien remarqué quelque chose en entrant, je suppose ?

    • Oui, vous avez tous une ombre noire au dessus de la tête, c'est ça ? Demandais-je.

    Dans un petit sourire, Michel-Henri Guillotin répondit :

    • C'est bien ça. Et pour ce qui est de mon âge apparent, j'ai 127 ans, je suis né pendant la révolution, la vraie, pas celle de 1848, ni celle de 1830. Je suis mort à 14 ans.

    • Vous ne les faites pas ! Fut la seule chose que je trouvai à dire, sans trop savoir s'il ne faisait pas 14 ans ou s'il ne faisait pas 127 ans. Il ne faisait ni l'un ni l'autre.

    Avant que je puisse me rattraper, Isadora de Lisopaes prit la parole :

    • Pour vous éviter tout faux pas, je vous préviens que je ne réponds jamais aux questions sur mon âge, je me contente juste de dire que j'ai bien connu Hernan Cortès.

    Le vice-Amiral pris la parole :

    • Et c'est bien naturel ma chère. En ce qui me concerne, je suis né en 1612 et j'ai fait carrière dans la Royale. Je termine cette année ma huitième carrière dans la Marine. Sous des noms différents à chaque fois, bien entendu. Tous les 30 ans je prends ma retraite et je me réengage quelques années plus tard. 

    Amédée reprit la parole :

    • Mais asseyez vous, que nous fassions plus ample connaissance comme des êtres civilisés, je vous en prie.

    Nous nous installâmes tous dans de confortables fauteuils, le valet fut appelé, il servit le champagne et disposa quelques canapés sur la petite table centrale, avant de reprendre congé.

     

    • Bien, reprit Amédée, vous semblez prendre toutes mes révélations d'hier plutôt bien, je dois dire, mais je suppose que vous avez des questions, Lucien ?

    • Oui, Amédée, je dois dire que je suis intrigué par la fin de notre conversation d'hier après midi. Vous m'avez dit que les Collecteurs Maudits était immortels mais pas invulnérables. Mon expérience personnelle semble prouver le contraire. J'ai quand même pris un obus dans le buffet qui aurait dû m'éparpiller en petits morceaux, et je suis toujours là pour en parler...

    Amédée se tourna vers Isadora, qui reprit la parole, d'une voix grave où perçait un très léger accent Portugais :

    • Nous sommes quasiment invulnérable à tous les dangers physiques, hormis une exposition prolongée au feu. 

      Elle poursuivit :

    • Mais il existe d'autres façons de mettre hors d'état de nuire un Vampire Noir, bien plus horribles que le feu, comme la noyade en caisson. Il existe également une procédure de bannissement, ou plutôt de transfert forcé. Elle est mise en œuvre par une caste de Sorciers dont l'unique tâche consiste à éliminer les Vampires Noirs. Ils utilisent parfois le feu, mais le plus souvent ils utilisent le transfert de la malédiction pour éliminer un Collecteur qui perd le contrôle et prend la mauvaise voie. À condition d'avoir un receveur volontaire, en général un membre de sa famille. Si il n'y a pas de receveur volontaire, parfois c'est un des Sorcier de l'Ordre qui prend le fardeau. C'est mon cas. Je suis une ancienne Sorcière de l'Ordre. 

    • Pourquoi ancienne, vous vous êtes sacrifiée et vous n'avez pas pu rester dans votre Ordre ?

    • C'est notre loi. Je suis toujours en contact avec l'Ordre, mais je ne peux plus en faire partie. On ne peut pas être Chasseur et Gibier potentiel en même temps.

    • Parce qu'ils vous chassent, maintenant ? Lui demandais-je.

    • Non, pas pour le moment, je suis encore sur la bonne voie, répondit-elle dans un sourire triste.

     

    Amédée reprit la parole :

    • Avant de poursuivre ces révélations, je souhaite porter un toast à Lucien, comme le veut la coutume. Il fait désormais partie des nôtres, puisse t-il choisir la bonne voie !

    Les autres convives levèrent leurs verres, et tous portèrent un toast en répétant « puisse t-il choisir la bonne voie ».

    Ma question suivante était toute trouvée.

    • Vous pouvez me parler de cette bonne voie ? De quoi s'agit-il ?

    Amédée me répondit :

    • Je suppose que vous avez déjà deviné une partie de l'explication : pour nous, les Collecteurs Maudits, il existe deux voies : le chemin de la vie et le chemin de la mort.

      Le chemin de la vie, c'est le renoncement à la collecte, sauf en cas de légitime défense ou d'actes de guerre. Ce n'est pas la voie de la facilité, surtout lorsqu'on a gouté à sa première âme. Cette voie permet en théorie une longue vie, mais une vie difficile, car trouver un sens à une vie dépourvue de mort et de vieillissement n'est pas facile. Surtout quand l'amour s'en mêle. Fort heureusement, nous ne pouvons plus procréer après notre première mort. C'est pour cette raison que j'étais soulagé lorsque vous m'avez dit ne pas avoir d'enfants hier : il n'y a rien de plus terrible que de voir ses enfants mourir de vieillesse ou d'accident, sans pouvoir rien y faire.

    Le visage grave des trois autres convives semblèrent confirmer ses propos. Il reprit :

    • L'autre chemin, c'est la voie de la mort. Ceux qui la choisissent se lancent à corps perdu dans la collecte d'âmes. Ils perdent parfois la raison, dans ce cas le plus souvent l'Ordre les retrouve pour mettre fin à leurs exactions. Ils nous arrive de les aider, car nous sommes les seuls à pouvoir identifier avec certitudes un Collecteur Maudit sur le champ, grâce à sa marque maudite. Les Sorciers de l'Ordre n'en sont pas capables instantanément, il ne peuvent y parvenir qu'après un rituel complexe. 

    Isadora prit la suite :

    • Mais d'autres fois, la seule façon de se débarrasser d'un Vampire Noir prudent, et il y en a, c'est d'attendre qu'il transmette sa malédiction. C'est ce qui vous est arrivé. On pense d'ailleurs savoir qui était celui qui vous a transmis sa malédiction, il n'y avait pas beaucoup de Vampires Noirs Allemands en activité sur le champ de bataille en 1916. Et celui auquel on pense semble avoir disparu de la circulation à ce moment là. 

    Le Vice-Amiral enchaina, d'une belle voix habituée au commandement :

    • Ce qu'il faut savoir, c'est que chaque âme absorbée augmente la force vitale du Vampire. Les suiveurs de la voie de la mort sont souvent immensément puissants. Les plus anciens adeptes de cette voie traquent de façon prudente, jamais dans la même ville. Quand il en ont l'occasion, ils attaquent les Sorciers de l'Ordre esseulés, qui sont pour eux des proies de choix.

    • Ils n'essaient pas de s'attaquer aux autres Collecteurs ?

    • Non, il est impossible de prendre l'âme d'un Collecteur, car il est déjà mort, répondit Isodora.

     

    Ça faisait beaucoup d'informations, en quelques jours, me dis-je à ce moment là. Mais ce n'était pas fini.

    Michel-Henri Guillotin pris ensuite la parole d'une voix douce d'adolescent :

    • Je fais de la recherche depuis plus de 80 ans sur les origines de notre affliction, c'est mon principal centre d'intérêt. Je suis un peu le chercheur de la cellule Parisienne.

    • La cellule ?

    • Oui, les Collecteurs qui choisissent la voie de la vie sont organisés en cellules. Tu as là devant toi toute la cellule Parisienne, qui compte 4 membres et nous l'espérons peut être bientôt 5.

      Nous correspondons avec toutes les autres cellules réparties sur le globe et nous échangeons des informations sur nos recherches.

    • Des recherches sur les adeptes de la voie de la mort ?

    • Oui mais pas seulement, nous travaillons surtout à trouver une solution pour nous débarrasser de la malédiction sans avoir à la transmettre à quelqu'un d'autre. 

    • Parce que c'est possible ?

    • Pas pour l'heure, non. C'est un travail de longue haleine, qui demande surtout à retrouver des traces de nos origines. La genèse des Collecteurs Maudits se perd dans la nuit des temps. Nous ne sommes pas très nombreux, il n'existe que quelques centaines de lignées répertoriées, et a priori aucune ne nait spontanément. Nul ne sait qui les a créées à l'origine, ni pourquoi. Même s'il est probable que la volonté était de créer une race de super-guerriers immortels.

    Il reprit après un temps d'arrêt :

    • Il y a des chercheurs qui pensent que les Collecteurs ont été créés pendant la troisième dynastie de l'ancien empire d'Égypte, d'autres sont plutôt en faveur de la Chine ancienne, avant la dynastie Xia, et d'autres mettent leur main à couper que ça date de la période d'Uruk chez les Sumériens. Il y a même une théorie pour mettre ça sur le dos des Olmèques, mais elle est très minoritaire. Tout ce que l'on sait avec une quasi certitude, c'est que les Collecteurs ont été créés à l'aide de sacrifices humains, par un ou des sorciers qui n'ont laissé aucune trace de leurs connaissances. Aujourd'hui, hormis le feu, il n'existe pas d'autre solution que la mort de l'hôte pour se débarrasser de la malédiction, et encore, à condition que quelqu'un la récupère.

    • Pourquoi le feu n'est il pas utilisé ? C'est si compliqué que ça à mettre en œuvre ?

    Un voile passa dans le regard de Michel-Henri. C'est Isadora qui me répondit :

    • Dans la pratique, le feu est une méthode quasiment impossible à mettre en œuvre. Il faut plusieurs heures d'exposition au feu pour qu'un vieux Vampire soit tué. Il faut le jeter dans un volcan en activité ou dans un haut fourneau et s'assurer qu'il n'en sorte pas, c'est très compliqué, et très dangereux, surtout pour les Vampires les plus anciens, qui ont des capacités physiques que tu ne peux pas imaginer. C'est pour cette raison que l'Ordre privilégie le transfert ou la noyade.

    • La noyade ? Ça peut tuer un Vampire ?

    • Non, soupira Michel-Henri. Mais il n'est pas facile de sortir d'un triple caisson de plomb balancé au fond de l'océan. Surtout lorsqu'on alterne entre noyade et résurrection toutes les deux ou trois minutes...

    • Quelle horreur !

    • Je ne te le fais pas dire.

     

    Voyant que je commençait à donner de la gîte sous le poids des informations, Amédée mis fin à l'exposé de Michel-Henri. Il lui dit qu'il aurait bien d'autres occasions de parfaire mon éducation, que l'essentiel avait été dit, et qu'il était grand temps de passer à table.

    À mon grand soulagement. 

     

    (à suivre)


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  • Chapitre 2

     

    J'ai été l'un des premiers démobilisés de ma compagnie, vu que j'étais volontaire et que j'avais fait toute la guerre, depuis Août 14. Je suis arrivé un peu avant midi gare de l'Est, le 1er Décembre 1918, en provenance de mon centre démobilisateur, muni d'un pécule d'un peu plus de 1000 Francs, ce qui n'était pas rien, mais pas une fortune non plus. Sac contenant mes maigres possessions à l'épaule, j'étais vêtu de vêtements civils dépareillés qui me donnaient une allure d'épouvantail et qui ne passaient pas inaperçus dans le hall de la gare, dans lequel se pressaient les voyageurs dans un capharnaüm organisé.

    J'étais impatient de retrouver mon petit appartement de Belleville. Je n'étais pas trop inquiet pour mon avenir, ce n'était pas le travail qui manquait dans la charpente. Mais j'étais un homme différent de celui qui était parti quatre ans plus tôt, je me doutais bien que le retour à la vie civile serait délicat. J'étais toujours assez circonspect sur mes aventures des deux dernières années, je ne savais toujours pas si j'avais été touché ce jour de Juillet 1916 par une grâce qui m'avait ignoré jusque là avec ostentation, ou bien si j'étais complètement siphonné.

    Je cheminais vers la sortie quand j'aperçus un vieux Monsieur qui se dirigeait vers moi et essayait d'attirer mon attention en agitant sa canne. Il était richement vêtu, barbichu, petit et rondouillard, mais ce qui a retenu mon attention, c'est l'espèce d'ombre noire qui planait au dessus de sa tête. Je regardai autour de moi : personne ne semblait s'en émouvoir, alors que c'était tout de même assez spectaculaire.

    Il s'arrêta à moins d'un mètre de moi et me dit :

    • Jeune homme, il faut que je vous parle. Je me présente, Baron Amédée de La Rochefendre. Vous êtes libre pour déjeuner ?

    • Je... oui, répondis-je, intrigué par le bonhomme et fasciné par l'ombre compacte d'une trentaine de centimètres qui tournoyait au dessus de son crâne.

    • Très bien, suivez moi, dit il en se retournant en direction de la sortie, avant de me lancer derrière son épaule : Et comment vous appelez vous, jeune homme ?

    • Sergent Duchamp. Lucien Duchamp, répondis-je machinalement, le regard fixé sur l'ombre mouvante au dessus de la tête d'Amédée de La Rochefendre.

    • Et bien, Sergent Duchamp Lucien Duchamp, venez ! je connais un restaurant pas très loin d'ici où nous pourrons discuter.

    Je le suivis. Il ne faut jamais refuser un repas gratuit, c'est une des règles essentielles d'une vie réussie.

     

    Un peu plus tard, alors que nous commencions nos agapes dans un salon privé d'une grande et luxueuse Brasserie, après que les serveurs nous aient laissé devant trois plats géants de fruits de mer et de cochonnailles, Amédée entama la discussion qui allait changer ma vie. L'ombre était toujours au dessus de sa tête, et j'étais toujours le seul à la voir. Je voulais bien croire au flegme légendaire des serveurs Parisiens, mais il y avait quand même des limites.

    • Alors, comment êtes vous mort ? Baïonnette, sabre ou couteau ? Peut être étranglé au fond d'une tranchée ?

    D'abord interloqué par son entrée en matière, je lui demandai :

    • Mais qu'est-ce qui vous fait croire que je suis mort au combat ?

    • L'ombre, mon cher, l'ombre qui plane au dessus de votre tête, que vous ne pouvez pas voir vous même, comme je ne peux pas voir la mienne. Le vieil homme, qui s'apprêtait à attaquer une huitre énorme, la reposa intacte dans son assiette et soupira : 

    • Écoutez Lucien, j'ai une bonne et une mauvaise nouvelle à vous apprendre. Je commence par laquelle ?

    • Commencez par la mauvaise, c'est préférable, je suppose, lui répondis-je.

    Il me lança un regard en coin et me dit :

    • Vous êtes maudit, Lucien, vous êtes ce qu'on appelle chez nous un Collecteur Maudit, ou de façon moins aimable un Vampire Noir. Comme moi.

    • Qu'entendez vous par là ? Lui demandais-je, heureux d'avoir trouvé quelqu'un de plus siphonné que moi.

    • Vous êtes immortel, comme vous avez probablement eu l'occasion de vous en rendre compte au cours de cette guerre. La personne qui vous a tué s'est transformée en poussière blanche et vous a transmis sa malédiction.

    J'étais sidéré. Deux ans étaient passés depuis que la baïonnette du fantassin Allemand m'avait transpercé le cœur, avant qu'il ne se transforme en poussière, et que je revienne pour la première fois du néant. Je n'avais jamais raconté cette histoire à personne.

    • C'était un coup de baïonnette en plein coeur. Je croyais que j'avais perdu la tête. 

    • Non, jeune homme, vous n'avez pas perdu la tête. C'est bien pire que ça. Vous avez perdu la vie, et vous avez aussi perdu la mort. C'est un destin bien cruel, croyez moi. 

    Le contenu de mon assiette, si attrayant il y a encore quelques minutes, avait perdu tout son attrait.

    • Et quelle est la bonne nouvelle ? Demandais-je avec un peu d'espoir.

    • La bonne nouvelle, c'est que je vous ai trouvé, et que vous n'allez pas passer les prochaines années à vous demander pourquoi vos blessures se soignent instantanément ni pour quelle raison vous ne vieillissez plus... Laissez moi vous raconter mon histoire, vous me direz si votre aventure et la mienne présentent des similitudes. Mais d'abord mangeons un peu, ne laissons pas ces huitres chauffer, ce serait dommage. 

       

    Nous attaquâmes nos fruits de mer avec conviction.

    Amédée me servit un grand verre de vin blanc, un Bourgogne qu'il avait choisi avec grand soin sur la carte des vins. Il s'en servit également un grand verre avant de reprendre :

     

    • Je suis devenu Collecteur en 1429, à l'âge avancé de 62 ans. Je n'ai jamais su qui m'avait égorgé, ça s'est fait de dos, comme souvent dans ces affaires là. J'ai bien quelques soupçons, mais bref, ce n'est pas le sujet. C'était dans mon château, près de Mâcon. Je me souviens bien de la douleur, de la vie qui quitte mon corps, du néant. Puis un grand éblouissement, avant de me retrouver à terre dans une marre de sang, avec une épouvantable brulure à la gorge. Quand je me suis relevé, les dalles étaient couvertes de poussière blanche, tout autour d'une tenue de serviteur. À proximité se trouvait une dague ouvragée. Mon pourpoint était gorgé de sang, mais je n'avais aucune blessure à la gorge. Alors, reprit-il avec l'oeil qui frisait, ça vous parle ?

    Je lui répondis par l'affirmative et je lui racontais en détail les évènements survenus au Fort de Souville.

     

    À la fin de mon récit, auquel j'avais ajouté le casque troué, l'obus dans les gencives et mes autres blessures, il reprit :

    • C'est de cette façon que se transmet la malédiction : il faut un contact direct entre le tueur et le tué au moment de la mort. Ça peut se faire à mains nues, dans le cas d'un étranglement ou d'un étouffement, mais le plus souvent ça se fait avec une arme blanche. Ça ne peut pas marcher à distance. Ça peut fonctionner avec une arme à feu, mais uniquement à bout touchant, ce qui est compliqué avec le recul. J'en ai connu certains qui faisaient ça avec l'arme enfoncée dans la bouche de leur victime pour être certains du résultat.

    • Nos agresseurs sont donc des Collecteurs qui voulaient mourir ? Une sorte de suicide ?

    • Non, non, pas du tout, dit Amédée avec un sourire triste. La transmission de la malédiction n'est pas l'objectif recherché, en général. On ne sait pas si c'est le hasard ou autre chose. Certains pensent que le Collecteur transmet sa malédiction quand il a atteint son quota d'âmes. Certains sorciers ont essayé de déterminer si il s'agissait d'un nombre fixe, et ont conduit des expériences honteuses sur le sujet, mais on sait juste que ceux d'entre nous qui transmettent leur malédiction le plus rapidement ont tout de même besoin d'avoir collecté un minimum de 300 âmes. Pour d'autres c'est beaucoup plus, et à vrai dire on ignore si certains d'entre nous ont vraiment une limite. Ça dépend des individus. 

    À ces mots, je vis qu'il frissonnait légèrement. Après un petit silence, il reprit :

    • Mais dites moi, mon garçon : avez vous tué quelqu'un à l'arme blanche depuis votre transformation ?

    Je n'eus pas besoin de réfléchir pour lui répondre :

    • Non, j'ai tué des ennemis, mais uniquement à une certaine distance, et toujours avec des balles.

    • Je vous posais la question, mais je connaissais déjà la réponse, dit Amédée. Voyez-vous, lorsque nous collectons une âme avec une arme en contact direct de notre victime, on l'absorbe. Et si vous aviez déjà absorbé une âme, vous vous en souviendriez, et je l'aurais vu. 

    • On absorbe les pensées, et les souvenirs de la victime ? Demandais-je, avec effroi.

    • Non, non, rien de tel. Juste sa vie, son âme, sa force vitale, appelez ça comme il vous plaira. Beaucoup de Collecteurs ne peuvent plus s'empêcher de collecter, une fois qu'ils ont découvert cette faculté, c'est comme une drogue. Ce sont eux qui sont responsables de l’appellation terrible de Vampire Noir. Cette absorption donne un supplément de vie, de force, d'énergie vitale. C'est une sensation extraordinaire de puissance, mais terriblement dangereuse car terriblement addictive.

     

    À cet instant, le directeur de la Brasserie fit irruption dans notre salon pour nous saluer. Enfin, pour saluer celui qu'il appelait « Baron », c'est à dire Amédée. Amédée se montra cordial avec notre hôte, le rassura sur la qualité des mets fournis que nous n'avions guère entamés, et mis quelques minutes à se débarrasser de l'importun.

     

    Une fois à nouveau seuls, il me resservit une rasade de Pouilly Fuissé et reprit :

    • La collecte d'âme est très dangereuse, surtout lorsqu'elle se fait rapidement, à intervalles très rapproché. C'est un peu comme les effets d'une drogue, ça rend à moitié fou. Ces Vampires Noirs laissent en général sur leur chemin tellement de cadavres que ça devient un jeu d'enfant pour les retrouver.

    • Parce qu'il y a quelqu'un qui les cherche ? M'étonnai-je.

    • Oui, nous sommes immortels, mais pas invulnérables. Mais je vous parlerai de ce sujet une autre fois, vous avez déjà pas mal de choses à digérer. Je vous propose de venir diner chez moi demain soir, nous pourrons terminer cette discussion, et j'en profiterai pour vous présenter à la cellule locale. 

    Malgré mes relances, il ne discuta plus des Collecteurs Maudits jusqu'à la fin du repas, que nous conclûmes par un succulent baba au rhum.

    Il paya la note, je ne me fis pas trop prier pour accepter vu qu'il m'avait invité. Alors que nous nous séparions et qu'il partait de son côté, d'une démarche rendue hésitante par la bonne chère, le Bourgogne et le Rhum, je me rendis compte que j'avais oublié pendant tout le repas l'ombre qui le surplombait. Elle était toujours là, à tournicoter autour de la tête d'Amédée.

     

     

    Son adresse dans la poche, je suis reparti vers mon appartement, que je n'avais guère fréquenté au cours des dernières années, hormis pour quelques très rares permissions.

    Je mis un peu de temps à digérer ce repas, comme le Baron l'avait prédit. Non pas que la nourriture était mauvaise, mais le contenu de la conversation m'était resté sur l'estomac.

    Bizarrement je n'ai pas été tenté de réfuter d'un bloc toutes les révélations du vieil Amédée. Il ne pouvait pas avoir deviné la poussière blanche et l'uniforme vide, et je savais bien qu'il y avait quelque chose qui clochait chez moi depuis ce funeste jour de Juillet 1916. Je ne pouvais pas non plus occulter sa « trace maudite », comme il l'avait nommée pendant le repas. Et je n'avais pas vraiment envie de finir chez les fous. Amédée ne m'avait pas expliqué ce qu'il advenait de ceux d'entre nous qui perdaient la boule, mais son regard avait été assez éloquent.

    Il était d'ailleurs très fort dans la communication non verbale, Amédée. J'avais bien vu son soulagement lorsque je lui ai appris que j'étais veuf et sans enfants, il a même ajouté que c'était une bénédiction. Mon avis sur la question n'était pas aussi tranché que le sien, mais comme il m'était sympathique je ne l'avais pas contredit.

    Mais en y réfléchissant un peu, la perspective de voir sa famille vieillir et mourir devant soi n'avait il est vrai rien de réjouissant.

    Cette nuit là, alors que j'avais retrouvé ma gardienne, qui devait encore être en train de crier des alléluias dans sa loge suite au miracle de mon retour, mon petit deux pièces au troisième étage d'un immeuble doté de l'eau courante m'est apparu comme étranger. J'eu beaucoup de mal à trouver le sommeil. 

     

    (à suivre)


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    Je vais vous raconter mon histoire, vous êtes libre ou non de la croire.

    Mon nom est Lucien Duchamp. Je suis né en 1879. Je sais, j'ai 140 ans. Je devrais être mort depuis belle lurette.

    C'est justement l'objet de mon récit.

    J'ajoute que j'ai la physionomie d'un homme qui s'approche de la quarantaine. Voyez vous, je suis devenu immortel en 1916, pendant la grande guerre, le jour où je suis mort pour la première fois.

     

    Chapitre 1

     

    C'était le 11 Juillet 1916, au Fort de Souville, près de Verdun. Un soldat allemand m'a mis un coup de baïonnette en plein cœur, au cours de ce qui était la dernière grande offensive Allemande de la bataille. Et je suis mort sur le coup.

    Mais mon bourreau était un Mörder Überlebender, ce qui peut se traduire par Tueur Survivant en Français. Nous avons beaucoup d'autres noms, c'est un peu une marotte, pour nous autres. J'ai appris plus tard que nous étions le plus souvent désignés comme des Vampires Noirs ou des Collecteurs Maudits par les quelques personnes qui connaissent notre existence. Des sorciers. Mais j'y reviendrai. D'abord, ma mort.

     

    Je suis mort, ce matin là, d'un coup de baïonnette en plein cœur, disais-je. Je me souviens qu'une douleur a explosé dans ma poitrine, a irradié dans tout mon corps, puis le temps s'est arrêté, et, pendant quelques instants, qui m'ont semblé une éternité, j'ai sombré dans le néant. Qui n'est pas un endroit que j'affectionne, ni que je recommande.

    J'étais étendu sur le sol dans la boue, mort. Et puis il y a eu comme un flash, j'ai ressenti une grande brûlure dans la poitrine, j'ai ouvert les yeux, craché du sang, j'ai essayé de me relever tant bien que mal. Le combat faisait rage autour de moi, mais j'ai tout de suite remarqué l'uniforme qui se trouvait à mes pieds. Un uniforme Allemand complet, avec bottes, casque à pointe, cartouchière, un fusil Mauser à la baïonnette ensanglantée, et de la poussière. Beaucoup de poussière blanche, mais aucune trace du soldat qui venait de me tuer.

    Sur le coup, je n'ai pas beaucoup eu le temps de réfléchir, car j'étais à découvert, et j'ai pris une balle dans la tête qui m'a envoyé illico faire un second tour au Royaume des ombres. Ç'a été la même chose, quelques secondes de néant, un grand flash, sauf que cette fois la brulure était au niveau de la tête, ça m'a fait un mal de chien. Cette fois je ne me suis pas relevé, j'ai rampé. Dès que je suis arrivé à un abri relatif, j'ai enlevé mon casque, qui était troué de part en part. Même si je n'avais pas fait de grandes études de mathématiques dans ma première vie, j'avais tout de même l'intuition pratique que le chemin le plus court entre deux points était la ligne droite. La balle, selon toute logique, avait donc traversé mon crâne. J'avais bien la tête couverte de sang, d'esquilles d'os et d'autres matières dont je ne préférais pas imaginer la provenance, mais je n'arrivais pas à trouver avec mes doigts les points d'entrée ou de sortie de la balle qui avait dû me trouer la caboche. Je n'y comprenais rien. Puis je me suis souvenu du coup de baïonnette que j'avais reçu en plein cœur un peu plus tôt. Ma capote était couverte de sang, et déchirée au niveau du cœur. Je la déboutonnais pour inspecter ma poitrine : pas une égratignure.

    À ce moment là, j'ai pensé que je perdais la boule. Je n'aurais pas été le premier à perdre la raison en plein combat. Mais je n'avais pas trop le temps de m’apitoyer sur mon sort, après tout j'étais vivant et je n'étais même pas blessé. Autour de moi, c'était l'enfer : explosions d'obus, tirs de fusils et de mitrailleuses, hurlements de colère et de douleur, appels au secours, un jour ordinaire au front. Je suis retourné donner un coup de main à mes camarades pour repousser l'offensive des boches. Quelques heures plus tard, l'assaut était provisoirement terminé, l'ennemi repoussé. J'étais toujours vivant, et j'attirais l'attention de mes copains avec mon casque à trous.

    Ce casque est d'ailleurs devenu une curiosité dans les jours qui ont suivi, mais la plupart de mes compagnons d'arme me soupçonnaient d'avoir fait une mauvaise blague en récupérant le casque d'un copain sur le champ de bataille. Une semaine plus tard, plus personne ne s'intéressait au sujet, c'était une péripétie parmi d'autres, et on avait d'autres chats à fouetter. J'ai balancé le casque et j'en ai récupéré un sans aérations.

    La guerre a repris son cours, j'ai été touché encore trois ou quatre fois avant qu'elle ne se termine. À chaque fois, passée l'impression de brulure au niveau des endroits touchés, je n'avais aucune plaie, aucune trace de blessure. J'ai même pris un obus dans les dents, une fois, ce qui m'a permis de refaire un troisième petit tour dans le noir. Après la douleur et le néant, comme les fois précédentes j'ai eu une grosse sensation de brulure aux endroits touchés (c'est à dire presque partout), mais une fois que je me suis relevé, aucune trace de dégâts sur mon corps, mais il y avait bien du sang et d'autres fluides corporels étalés sur la zone d'impact. Mon uniforme était lui en lambeaux, au point que j'ai du récupérer celui d'un mort pour éviter de repartir à l'assaut cul nu. À chaque fois que j'étais touché, les gars s'inquiétaient, voulaient me ramener à l'arrière, mais s'apercevaient assez vite que je n'avais rien. Ils imaginaient que le sang n'était pas le mien, qu'un camarade m'avait servi de bouclier, et je n'avais pas d'autre explication à leur donner. Ils hochaient la tête, incrédules, et on repartait de l'avant. J'aurais pu acquérir une sacrée réputation de veinard, mais la plupart des témoins de ma bonne fortune n'ont pas été aussi chanceux que moi, et ne sont pas revenus du front. Pas entiers, en tout cas.

    Ce n'est qu'après la guerre que j'ai compris ce qui m'était arrivé. Ou plutôt, on me l'a expliqué. Il faut dire qu'entre Vampires Noirs, on a un truc infaillible pour se reconnaître.

     

    (à suivre)


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    J’ai toujours eu des réveils difficiles : mal de tête, bouche pâteuse, mal de dos, pas assez dormi, sonnerie de réveil non coopérative, tout se ligue contre moi dès le matin. 

    Je n'ai jamais réussi à comprendre pourquoi le moi qui se couche le soir n'a aucune considération pour le moi qui se lève le lendemain matin. Deux inconnus séparés par un puits sans fond, incapables de communiquer à travers l’abîme. Le moi du soir pense que celui du matin est un couillon qui n’a rien dans le sac (il a pas forcement tort), le moi du matin pense que le moi du soir est un abruti de première (ce n’est pas tout à fait faux). Passons.

    J’aime bien prendre une douche le matin. En général, je suis en retard, donc je n’en prends pas. Et souvent le soir, j'oublie de me laver, j'ai mieux à faire. Mais je ne pue pas, je tiens à le préciser. J'utilise un sort anti-odeur très efficace. Le week end normalement, j'ai le temps de me laver.

    Assez régulièrement, avant de partir de chez moi, je me rends compte que je n'ai pas de chemise propre, et je remets celle de la veille. J'ai beaucoup de mal à trouver des chaussures identiques pour mes deux pieds, et je casse un lacet au minimum toutes les semaines. C'est une malédiction mineure dont je ne suis jamais parvenu à me débarrasser. Mais je n'ai pas fourni beaucoup d'efforts en ce sens. Je ne suis pas spécialisé dans les efforts, il faut dire. J'ai même plutôt tendance à les éviter.

    Quand je suis en retard, j’aime bien que les événements s’enchaînent sans difficultés, que ça glisse. J'habite à Paris, et je me rends en voiture au travail. Ça en dit beaucoup sur moi, je sais.

    Une fois dans ma voiture, je m’adapte très bien au trafic et je n'éprouve aucune difficulté à me mettre au niveau des autres conducteurs... J’accélère à l’orange, j’ignore les piétons qui font semblant de m'ignorer tout en serrant les fesses, j'insulte, j'injurie, je me cure le nez au feu rouge. Je précise cependant ne pas faire partie de la secte des bouffeurs de mickeys, qui sont plus proches que moi du centre des enfers d'au moins un cercle ou deux. Non, moi je les colle sous le volant, c'est plus hygiénique.

     

    Avec mes 20 minutes de retard syndicales, j’arrive donc aussi fringant qu'un clodo chaque matin pour une nouvelle journée de travail. Ma bonne humeur matinale est légendaire. 

    Je n’essaierai même pas de vous donner l'intitulé de mon poste, je ne le comprends pas moi même. Je travaille dans une grosse boite Parisienne d'informatique spécialisée dans le graphisme et le webmastering, qui sert de couverture au Conclave des Sorciers du Nord de Paris. 
    En gros, la plupart du temps, je ne me rends pas utile, compte tenu de mes compétences minimalistes en informatique, mais je cherche tout de même à donner le sentiment à mes subordonnés d’être indispensable. C'est juste de l'orgueil, mais c’est du boulot. Enfin, surtout du temps de présence, pas mal de froncements de sourcils, et beaucoup, mais alors beaucoup de délégation. La vraie raison de ma présence dans cette boite à un poste aussi éloigné que possible de mes capacités n'est connue que des autres Sorciers de mon Conclave. Ça se passe après les heures de travail, à la nuit tombée. Je suis spécialisé dans les sorts temporels, et je suis un des meilleurs dans ma branche. Un des seuls aussi, ceci expliquant peut être cela. Rien de bien compliqué, rassurez vous, essentiellement des sorts de rajeunissement de peau, de régénération d'organes abîmés, d'accélération de croissance des bébés, des trucs mineurs.

    Je profite de mon absence de vrai travail pendant les heures de bureau pour discrètement avancer sur mes recherches, mais je ne peux évidemment travailler que sur la partie théorique des sorts.

    Si j’étais un peu plus con et un peu plus bel homme, je me serais bien tapé une des filles du bureau pour m’occuper. Mais non, sans façon, ça génère bien plus de problèmes que ça ne procure de plaisir. Je le sais d'expérience.

    J’apprécie comme tout le monde un peu de piment dans mon train-train quotidien, mais à condition que ça ne pique pas.

    Au final, le doux bercement des longs jours monotones finit par me donner la nausée. Je m'emmerde, en fait.

     

    Bref, ça roulait plus ou moins comme ça jusqu’à cet après midi, il y a une centaine d'heures. C’est là que le temps a eu la mauvaise idée de s’arrêter.  Nous étions le mardi 14 Mai de cette belle année 2019. Il était 16h03, le ciel était d'un bleu éclatant, sans nuages.
    Je jure que je n'y suis pour rien, je n'ai rien fait. Je ne savais même pas que c'était possible, et pourtant les sorts temporels, c'est ma spécialité. Je pourrais éventuellement créer de petites boucles temporelles, avec énormément d'ingrédients rares et quelques mois de travail, mais arrêter le temps ? Pour moi, c'était chose impossible.  
    Au début je n'ai pas paniqué, j'étais certain que cette anomalie allait très vite se résorber. J’en ai profité pour aller fouiner dans les bureaux des collègues (ça valait le coup), feuilleter les documents rangés dans le coffre du directeur qui était grand ouvert (aucun intérêt), envisagé de mettre la main au cul des secrétaires les plus jolies (sans le faire, je le jure, et de toute façon si je l'avais fait ce ne serait pas bien grave, non ?). Bon, au bout de quelques heures de voyeurisme et de fouillage généralisé, j’en ai eu marre. 


    Ça faisait bien quatre ou cinq heures qu’il était 16h03 sur la pendule digitale qui trônait au dessus de notre open-office. J'avais faim, j'avais une envie de nems. Et j'avais soif. On a pas le droit d'avoir de bières dans le distributeur du hall. Me demandez pas pourquoi, c'est un mystère.
    Les sorts temporels permanents, à ma connaissance, ça n'existait pas. Il allait bien finir par se terminer à un moment ou à un autre. 
    C'est pour cela que j'hésitais à sortir du bureau : j’aurai l’air fin si au redémarrage du sablier je n'étais pas là. Le Directeur, le Grand Sorcier Xavier César, me regardait d'un sale oeil ces temps ci, et mon retard de ce matin n'a pas arrangé les choses. Il a déjà menacé de me virer de la boite (et du Conclave) à plusieurs reprises. Il ne faut pas tenter le Diable, ni le Grand Sorcier.


    Ouais, bon, j’ai fini par sortir quand même. L’inconvénient avec l’arrêt du temps, c’est que l’on a plus la notion de l’heure qu'il est. A un moment donné, il fallait bien que je mange. J'avais terminé depuis belle lurette tous les Balisto de la grosse de la compta et les saloperies diététiques bio de tous les autres. Franchement, en passant, il faudrait prévoir des peines de prison incompressibles pour les créateurs de la barre de céréales Quinoa-Yuzu-Chocolat. On est pas des bêtes, que je sache. Je suis donc descendu. Douze étages à pied. J’ai bien attendu l’ascenseur un moment, mais là c’était pour déconner, je le jure.

    Ce qui m’a la plus choqué, dans la rue, c’est l’absence totale de mouvement. Voitures, vélos, poussettes, chiens la patte en l'air, tout était figé, comme en équilibre. C'était flippant. Surtout les fontaines. C'est bizarre une fontaine en suspension avec de l'eau immobile. 
    L'absence de mouvement, dans un bureau, c’est une chose dont on a l’habitude, ça ne m'avait pas trop choqué. Mais un boulevard Parisien à la fois bondé et immobile, ça ne fait pas le même effet. Le plus étrange, c'était l’absence totale de son. Enfin pas totale, j'entendais le bruit de mes pas et celui de mes paroles (je ne parle pas tout seul, c'était juste pour vérifier). Mon environnement immédiat interagissait donc avec moi. Ce qui pourrait être un indice révélateur sur ce qui se passe, sauf je ne vois pas du tout lequel.

    Bon, j'avoue j'ai joué un peu, j'étais sur les nerfs : j'ai déplacé les chiens en train de pisser pour qu'ils pissent sur des passants, j'ai mis des bâtons dans des roues de vélo, j'ai mis une brique devant la roue avant d'une trottinette électrique, j'ai enclenché la marche arrière sur une paire de voitures, j'ai monté le son de quelques auto-radios à fond, j'ai ouvert des braguettes pour faire prendre l'air à des popauls surchauffés, et j'ai interverti quelques gamins d'une banquette arrière de bagnole à une autre. Faut savoir rigoler dans la vie, c'est important. Mais du coup, après avoir fait tout ça, j'avais vraiment faim.

    En poussant la porte d'un Chinois du quartier dans lequel j'avais mes habitudes, j’étais sûr de moi : j’allais prendre des nems, des beignets de crevette, et arroser le tout de bières Chinoises. 
    Et là, j’entre, et vous devinerez jamais : il n’y avait plus de nems  ! 

    Il était toujours 16h03.
    Le ciel était toujours d'un bleu incroyable, et c'est à ce moment là que j'ai commencé à paniquer, que j'ai commencé à écrire mon histoire et à l'afficher aux quatre coins de la ville.
    Au secours ! Sortez moi de là !




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    Selon lui,

    Le jeune Edgard Son

    Était un bon gamin.

    Mais cette opinion

    N'était partagée par aucun

    De ses contemporains.

     

    Il avait la fâcheuse habitude

    De sortir sa science,

    Et de ne jamais la rentrer,

    D'étaler ses certitudes

    Sans la moindre nuance,

    Et d'asséner sa vérité

    Comme un directeur d'études.

     

    De l'avis général de ses camarades,

    Edgard Son était le plus pénible des garçons,

    Avec lui, tout était prétexte à algarade,

    Chaque discussion se terminait en bisbille,

    Au point qu'alors, beaucoup se posaient la question

    De savoir si Edgar Son n'était pas une fille. 

     

    Mais ce serait là lui faire un bien mauvais procès :

    S'il ne fait guère de doute qu'Edgard Son était pénible,

    Rien ne dit qu'il était sot ou inintelligible.

     

     

    Jean-Guy de Le Bidet

     

    NB : Jean-Guy de Le Bidet est un aïeul de Jean de Le Bidet. Ses textes sont de nos jours soumis à une forte controverse (pour des questions de forme) et sont publiés ici pour que tout le monde puisse juger de la structure de sa poésie, et puise ainsi se faire sa propre opinion sur cette querelle stylistique.

     


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    Je me retourne un peu vivement et je me cogne bêtement le gros orteil dans un banc. 

     

    • OUAAAH ! PUTAIN DE BORDEL DE NOM DE DIEU !

      SALOPERIE DE MERDE DE BANC DE MES COUILLES !

     

    Ça me met dans une COLÈRE dingue, cette DOULEUR.

    C'est ATROCE. Nul n'a jamais ressenti une DOULEUR pareille.

    Tous ces cons devant moi, qui me regardent pendant que je sautille sur place à cloche pied, j'ai envie de les buter : leurs visages congestionnés d'abrutis, leurs regards compréhensifs, leurs sourires compatissants, leurs bouches en cul de poule. Ça ne prend pas, ils ne peuvent pas connaître ma DOULEUR, je suis le seul à la ressentir. Ils ne savent pas ce que c'est, la SOUFFRANCE !

    Et quand bien même ils parviendraient, à force de subterfuges, à finir par m'apitoyer et me faire croire qu'eux aussi ils souffrent, JE M'EN FOUS. La seule réalité qui compte, c'est la MIENNE.

     

    Pour passer mes nerfs, je déchire en deux les premiers bouquins qui me tombent sous la main, il y en a plein partout ici, ça me calme un peu mais ça ne calme pas ma DOULEUR.

    Je sais qu'il y a un verre de pinard qui traine, par là, je le prends et j'asperge de vin blanc tiède mon orteil endolori.

    Ah ! Enfin, ça va va mieux, j'ai moins MAL, le plus gros de la DOULEUR est passé.

     

    • Où en étions nous ? Désolé, c'est ce banc qui... Hem. Bien, reprenons le cours de l'office avec la prière eucharistique. Dans la joie du Seigneur et l'amour de notre prochain.

     

     


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    Il faut que je répare un oubli : depuis tout ce temps,

    Je ne vous ai jamais parlé de ma femme.

    Je suis tellement étourdi, ça vire parfois au drame.

    Je suis pourtant marié, depuis bientôt vingt ans,

    À une harpie décomplexée, à mi chemin entre la cinglée

    Et la bête du Gévaudan.

     

    Nous n'avons jamais eu d'enfants,

    Car j'ai toujours refusé de la toucher,

    Ou de partager avec elle ma brosse à dents.

    Ces temps ci, je ne sais pas trop où elle se trouve,

    Elle s'est enfuie, depuis que j'ai creusé une douve,

    Avec l'objectif avoué de la jeter dedans,

     

    Avant de tout reboucher, soigneusement.

     

    Mais c'était pour blaguer.

    Il faut dire que trop souvent

    Elle exagère, aussi, toujours à critiquer

    Le temps passé devant mon écran.

    Vraiment, j'aimerais bien la quitter,

    Ou lui péter sa grosse pomme d’Adam.

     

    Je n'en suis pas fier, évidemment,

    J'aurais du vous en parler avant,

    Après tout, ce mariage était un accident,

    Les vingt dernières années n'ont fait que le confirmer.

    J'espère que vous me pardonnerez,

    Mais je le sais, ce ne sera pas évident.

     

     

     

     


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    Un capitaine écrivit un jour à sa compagne :

    "C'est assez beau, de voir ce monticule surgir des flots,

    Mais au crépuscule, la baleine devient minuscule,

    Perdue dans l'infini des eaux."

     

    En pleine nuit, percuté par une montagne,

    Le capitaine, désormais dépourvu de bateau,

    Regretta sa formule, ô combien ridicule,

    Et vit désormais à la campagne.

     


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  • J'ouvre ce journal pour laisser une trace de ce qui m'arrive depuis quelques jours. Je ne sais pas si il servira à quelqu'un un jour (il faudrait déjà qu'il parvienne à déchiffrer mon écriture). Mais j'en ai besoin, il me semble que ça va m'aider à accepter la réalité car, à l'heure où j'écris ces lignes, une partie de mon esprit doute toujours de ce qui vient de m'arriver.

     

     

    Dimanche 4 Avril 2027

    J'ai eu beaucoup de mal à me réveiller dimanche matin. Nous étions le 4 Avril 2027. Il y a trois jours.

    J'ai pris une cuite monumentale samedi soir, pour des raisons sur lesquelles je reviendrai plus tard. Je pense que je ne devais pas être très loin du coma éthylique dans la nuit. C'est peut être la raison pour laquelle je suis vivant et que le reste du monde a disparu.

    Mais je vais trop vite. Je me suis donc réveillé avec un mal de crâne qui m'a laissé penser quelques instants qu'une barre de fer me traversait la tête de part en part. Après avoir prudemment tâté avec des mains tremblantes, j'ai pu constater qu'il n'en était rien. Il s'agissait en fait d'un rayon de soleil qui comme chaque dimanche ensoleillé était parvenu à se glisser entre deux lattes du volet roulant de ma chambre à coucher. Après avoir envisagé de boucher les interstices des lattes avec du scotch opaque, puis y avoir renoncé car la tâche me semblait trop complexe techniquement, je me suis levé avec la ferme intention d'avaler une boite d'aspirine dans les meilleurs délais, boite et notice d'instruction incluses. Mon intention a été réduite à néant par une coalition composée de mon foie et de mon estomac qui a rendu indispensable un arrêt technique aux sanitaires. C'est à peu près à ce moment là que je me suis rendu compte qu'il n'y avait pas d'électricité. J'ai eu pour cela plusieurs indices : rien ne se passait quand j'essayais les interrupteurs censés apporter un peu de lumière, le volet roulant de ma salle de bains refusait obstinément de monter quand j'appuyais sur le bouton, et il n'y avait plus de lumière (ni de bouteille de lait) dans le frigo.

    Avant d'envisager le périple consistant à descendre des escaliers dans le noir pour rendre visite à mon compteur général situé dans le hall de l'immeuble, je me suis concentré sur mon armoire à pharmacie. Trois comprimés de 500 mg d'aspirine (et un verre d'eau du robinet) plus tard, mon mal de crâne était toujours insupportable mais les promesses de l'acide me soulageaient déjà. Un bref passage par le hall, dont les portes donnaient assez de lumière du jour pour me dispenser d'éclairage, m'a permis de constater que mon compteur n'était pas disjoncté. Panne générale, donc.

    Je suis sorti dehors, en pantoufles et robe de chambre : il faisait frais, il faisait jour, il faisait beau ; pas un bruit, pas une voiture, pas une mobylette, pas un voisin bruyant en train de taper au marteau sur une jante ou sur la tête de sa femme, rien. Bizarre. Je me suis dit avec à-propos : panne générale, tout le monde est en train de copuler. Ça s'est déjà vu, à New-York. Mon mal de crâne, soumis à un bombardement intensif de rayons solaires (il faisait un temps superbe comme déjà évoqué) m'a convaincu de profiter du silence pour procéder à un repli stratégique : un café noir et retour au plumard.

    Je suis donc reparti me coucher, la tâche consistant à faire fonctionner une machine expresso à l'aide d'un raccordement électrique sur mon vélo d'appartement m'a semblé faisable techniquement, mais impossible physiquement. Je suis donc allé directement à la case plumard, sans toucher d'autre récompense qu'un sommeil réparateur.

     

    Deuxième réveil de la journée. Il ne faisait pas encore nuit. Mon radio réveil, peu coopératif, refusait toujours de me donner l'heure. Mon mal de crâne était passé du niveau 8 (insupportable) au niveau 3 (présent, désagréable, mais discret, comme une musique d'ascenseur).

    J'ai alors tenté de reprendre contact avec la civilisation, je suis ressorti dehors, ou plutôt, sur mon balcon (par chance je n'avais pas baissé tous mes volets électriques la veille au soir) : il faisait moins frais, toujours jour, toujours beau. Pas un cri, pas une voiture, pas une mobylette, rien. Bizarre. Je me suis dis avec à propos : panne générale, tout le monde est en train de copuler. C'est là que je me suis souvenu de ma première sortie matinale, et j'ai donc dû réfuter cette théorie, mon voisinage étant principalement constitué d'éjaculateurs précoces. L'absence du son de la télévision de la voisine sourde du dessus était déjà assez flippant en soi. Normalement il était présent du lever au coucher du soleil.

    J'ai quitté mon balcon, j'ai remis la main, avec difficulté, sur une vieille radio à piles, j'ai trouvé, avec difficulté, des piles, j'ai mis les piles, avec difficulté, dans la radio, deux fois, la deuxième fois dans le bon sens. J'ai allumé ma radio : bruit blanc sur toutes les fréquences et avec tous les modes de réception.

    Mon téléphone était inutile, il s'était déchargé dans la nuit, comme toutes les nuits où j'oublie de le brancher sur une prise de courant alternatif à 220 volts. (Notez que je pourrais également le brancher sur une prise de courant alternatif à 110 volts, car je n'ai pas jeté le petit adaptateur fourni avec l'appareil, dans l'hypothèse ô combien hypothétique d'un voyage aux États Unis, mais franchement cette remarque n'a pas vraiment d'intérêt.)

    À ce moment là, sentant remonter l'intensité de mon mal de crâne, je me serais bien recouché, mais il faut reconnaître que je n'avais plus trop sommeil.

    En plus j'avais faim. Mon frigo était pratiquement vide, il n'y avait dedans qu'un reste de tome de Savoie recouvert d'une fine couche de fleur microbienne, deux yaourts périmés depuis au moins plusieurs mois, et un tupperware rempli de choses difficilement identifiables, mais qui semblaient vouloir sortir de là, et par leurs propres moyens s'il le fallait. Je me suis souvenu que ma copine était repartie la veille avec tous les petits plats qu'elle m'avait cuisiné pour la semaine à venir. Ainsi qu'avec sa brosse à dent et le contenu des placards que je lui avais généreusement dédiés. Au moins j'avais de la place dans mes placards, pour la première fois depuis... longtemps.

    Je me suis rabattu sur une boite de cassoulet qui trainait au fond d'un placard de la cuisine, qu'elle avait dû manquer (ses bras étant assez courts). C'est pas si mauvais, froid, avec du pain de mie rassis. Si un jour vous faites la même chose, pensez à retirer les os du confit de canard avant de faire de délicieux sandwichs. (J'ai décidé d'appeler ça un sandwich de dentiste, dorénavant.)

    L'estomac rempli, il fallait passer aux choses sérieuses : que pouvait-il bien se passer ? La mort dans l'âme, je me suis fait à l'idée d'aller me renseigner auprès de mes voisins les plus abordables.

    Je suis donc sorti de chez moi pour la deuxième fois de la journée (je ne compte pas la sortie sur le balcon, techniquement j'étais chez moi), je ne vous refais pas de point météo ou trafic, de toute façon dans le couloir de mon étage je ne m'attendais ni à la pluie, ni à une forte circulation de véhicules motorisés.

    J'ai commencé à toquer chez les Pereira cinq bonnes minutes après avoir appuyé à plusieurs reprises sur le bouton de leur sonnette, dépourvue d'alimentation électrique. Dans les deux cas, je n'ai jamais reçu de réponse, je suis donc passé à l'appartement suivant, celui des Choukri, avec le même résultat, puis au suivant, etc, etc. J'ai fait chou blanc dans les trente cinq appartements de l'immeuble (je ne compte pas le mien), même chez la vieille dame du troisième qui n'est pas sortie de chez elle depuis le jour où elle a emménagé, il y a 22 ans, lorsque l'immeuble a ouvert ses portes à ses premiers résidents.

    Là, j'ai commencé à être vraiment inquiet. Il y aurait il eu dans la nuit une évacuation complète de l'immeuble ou de la ville, à mon insu ?

    Je suis sorti de l'immeuble, j'ai tenté ma chance dans les autres immeubles de la cité, pour le même résultat : j'ai trouvé porte close partout, aucune réponse à mes appels, nada.

    Quand je suis sorti de l'immeuble 6, la nuit commençait à tomber, dans un silence oppressant.

    J'ai regagné mon appartement, j'étais en sueur, pas seulement à cause de la chaleur, et j'avais de nouveau mal à la tête. J'ai repris de l'aspirine, et comme il commençait à faire nuit et que je n'avais aucune solution d'éclairage alternative, ni rien à manger, je me suis couché, me promettant de réfléchir à tout ça le lendemain. De toute façon il ne faut jamais prendre de décisions une fois la nuit tombée.

     

     

    Lundi 5 Avril 2027

    Je me suis réveillé plusieurs fois dans la nuit, mais j'ai tenu jusqu'au lever du jour pour tenter d'allumer une lumière avec un interrupteur. Je ne me faisais pas trop d'illusion, vu le silence radio qui régnait dans l'immeuble, mais bon, ça ne coûtait rien d'essayer. Nada, of course.

    Une boule d'angoisse commençait à se former dans mon estomac, mais le point positif était que mon mal de crâne avait disparu.

    J'étais résolu à sortir et à me rendre en ville, ne serait-ce que pour faire des courses, car je n'avais cette fois ci plus rien de comestible à me mettre sous la dent.

    Dehors, il faisait frais, il faisait beau, mais plus couvert que la veille, et toujours sans un son, ni âme qui vive à l'horizon.

    J'ai réussi à attendre, seul, à mon arrêt de bus, au moins un quart d'heure. Avant de réaliser qu'il ne passerait probablement pas.

    Le centre ville étant à cinq kilomètres, j'ai décidé d'emprunter le vélo de Mme Pereira plutôt que de m'y rendre à pied. En plus son vélo a des sacoches, c'est utile pour transporter des courses.

    J'ai parcouru les cinq kilomètres qui me séparaient du centre ville dans un calme absolu : pas un chat, ni un chien, ni un oiseau d'ailleurs. Pas un bruit, hormis le bruit du dérailleur et celui des sacoches qui tressautaient avec les petits cahots de la route.

    Je suis arrivé au centre ville, qui était désert. Je me suis dit : faut pas déconner, quand même, on est lundi !

    Mais non, tout était fermé. Sauf l'épicerie de Monsieur Lakhdar, qui d'ailleurs n'était jamais fermée en temps normal. J'y suis entré, faute de lumières il faisait très sombre dans le magasin et il n'y avait personne, pas même Monsieur Lakhdar derrière le comptoir. Ce qui, en soi, était peut être la chose la plus perturbante depuis mon réveil de la veille.

    Je ne me suis pas démonté, j'ai fait mes courses. Beur FM, radio diffusée en continu dans le magasin depuis son ouverture, brillait par son absence.

    Pour ne pas partir comme un voleur, j'ai fait la liste de mes emplettes avec un stylo et un papier trouvés sur le comptoir et je l'ai laissée en évidence sur la caisse, avec mon nom et mon numéro de téléphone. J'ai pris essentiellement des choses qui pouvaient se consommer sans être réchauffées : de la charcuterie, des chips, du pain de mie, des boites d’artichaut, de la mayonnaise, des pommes, des gâteaux secs, des boites de thon et de maquereaux. J'ai aussi pris des lampes de poche, des piles, une ramette de papier, du ruban adhésif. J'ai eu du mal à tout faire tenir dans les sacoches du vélo.

    Avant de regagner mon appartement j'ai tourné un peu dans le centre ville, dans l'espoir d'apercevoir quelqu'un, ou quelque chose. Peine perdue. Le poste de police était désert et fermé, tout comme la caserne des pompiers. Je suis également passé à la gare et j'ai eu la surprise de trouver un train à quai. Je m'y suis précipité : il était vide, et à l'arrêt. Je suis aussi passé devant mon lieu de travail, par acquis de conscience. Mais si tout le reste était fermé, je ne vois pas trop bien comment il aurait pu être ouvert. On a une réputation à défendre, chez ERDF.

    Une heure plus tard, mes courses étaient rangées dans mes placards, et j'étais assis sur la meilleure des deux chaises de ma cuisine, que j'occupais pour la première fois depuis... longtemps. Après avoir ingurgité un paquet de chips, une pomme, dix huit rondelles de saucisson sec et une boite de thon mayonnaise (dans cet ordre), je n'avais toujours aucune idée de l'heure qu'il était : sans téléphone, sans télévision, sans alimentation électrique du four de ma cuisine, j'étais incapable de le savoir. Cela faisait bien longtemps que je n'avais plus porté de montre, et celle que j'ai fini par retrouver dans un tiroir était arrêtée depuis des lustres. Je décidais unilatéralement qu'il était environ 13h30. Fort de cette décision courageuse, je décidai aussitôt d'une prendre une seconde : j'allais de nouveau chercher des gens dans l'immeuble, et ailleurs s'il le fallait.

    J'ai donc pris mon bâton de pèlerin (un pied de biche qui trainait dans le hangar à vélo de l'immeuble) pour trouver des réponses et, éventuellement, ouvrir quelques portes.

    Sur les 35 appartements de mon immeuble, il s'avère que 4 n'étaient pas fermés à clef : il m'a suffi d'appuyer sur la poignée et d'entrer. Mais les appartements étaient vides. Pas vides comme si leurs occupants étaient partis dans la précipitation, vides comme si leurs occupants étaient juste partis quelques minutes prendre l'air au bas de l'immeuble. J'ai cogné sur les portes des autres appartements, mais en l'absence de réponse je n'ai pas jugé utile de forcer leurs portes. Pas dans mon immeuble. Si jamais tout revenait à la normale, j'aurais l'air malin avec mon pied de biche devant mes voisins. J'ai tout de même essayé un téléphone portable qui avait encore de la batterie, dans l'appartement des Michelon, mais je ne suis pas parvenu à le déverrouiller. J'avais tout de même pu voir avant d'essayer qu'il n'y avait pas de réseau.

    Je me suis donc rendu dans un immeuble voisin et j'ai entrepris de forcer les portes : le constat était le même. Il n'y avait personne, et rien ne laissait indiquer que les occupants avaient quitté les lieux. J'ai quand même retrouvé des dentiers dans des verres, des téléphones en cours de recharge et avec un peu de charge (mais toujours pas de réseau), des portes de frigo ouvertes et des baignoires remplies d'eaux vaguement colorées, reliquats de bains moussants abandonnés. J'ai surtout trouvé beaucoup de clefs sur les serrures à l'intérieur des appartements. Ce qui tend à supposer qu'elles étaient fermées de l'intérieur, si j'en crois mon esprit de déduction aiguisé. Et ça, je dois dire que ça m'a mis un coup. Parce qu'à l'intérieur des appartements, il n'y avait personne.

    Découragé, abattu, j'ai regagné mon appartement. Il était 19h, selon une montre à quartz que j'avais emprunté dans un des appartements fracturés. Ce qui fait de moi un voleur, je suppose. Cette fois ci je n'ai pas laissé de mot avec mon nom sur les appartements aux portes défoncées. À quoi bon ?

    Pour la première fois j'ai envisagé que j'étais en train de perdre la boule, mais je n'avais pas vraiment l'impression d'être fou et je n'avais jamais manifesté jusqu'à présent de signes cliniques de schizophrénie ou de paranoïa aigüe. D'après Lucie j'étais un con, un fainéant et un égoïste, mais elle ne m'a jamais accusé d'être fou. Je ne crois pas. J'ai aussi envisagé que j'étais mort dans la nuit de Samedi à Dimanche, et que ma ville fantôme était mon purgatoire personnel. Mais dans ce cas, pourquoi aurais-je eu une gueule de bois terrible dimanche matin ? Faut pas pousser le réalisme post-mortem trop loin, non plus.

    Finalement, j'ai pris la décision d'emprunter une voiture le lendemain, et de me rendre dans la grosse ville la plus proche, située à une centaine de kilomètres. Histoire de voir si la situation était la même là bas.

    Après ça je me suis fait une paire de sandwichs aux maquereaux (j'ai décidé d'appeler ça des sandwichs de pétasses, dorénavant).

    Sur ce, je me suis couché avec ma nouvelle meilleure amie (ma lampe de poche) et un livre : je n'ai pas réussi à en lire plus de quelques pages, mais je les ai lues trois ou quatre fois chacune. Je ne saurais pas vous dire de quoi ça parlait, mais c'était une histoire à la con.

     

    Mardi 6 Avril 2027

    Je récapitule : Samedi soir je me suis fait largué par ma petite amie, qui est partie avec le contenu de mon frigo, j'ai pris une cuite, je me suis réveillé dans une ville déserte. Il n'y a plus d'électricité, les radios ne captent rien, il n'y a pas de réseau, il n'y a aucun signe de départ précipité nulle part, mais les appartements auxquels j'ai pu accéder sont vides, et, pour la plupart, fermés de l'intérieur.

    Au réveil ce matin, la situation est devenue intenable, voire critique : j'ai débuté mon troisième jour sans café. 

    Je n'ai jamais passé mon permis, mais j'ai déjà conduit des autos-tamponneuses. Je me suis dit que ça ne pouvait pas être totalement différent.

    J'avais tort, je le reconnais. J'ai cassé six voitures avant d'arriver à Tours, et j'ai mis quatre heures pour faire cent kilomètres, sur une route déserte. Mais il faut dire qu'il n'est pas évident de trouver des voitures avec les clefs de contact à l'intérieur. Sur la route, j'ai dû forcer quelques portes de maisons pour trouver les clefs des voitures qui étaient garées devant. Pour faire à l'intérieur des habitations le même constat que dans mon quartier : personne, et des choses bizarres, comme des robinets de salle de bain ouverts, que j'ai fermés par réflexe confraternel pour les occupants des lieux. Leur ayant piqué leur bagnole, c'était bien la moindre des choses. Pendant tout mon trajet, je n'ai vu personne. Si ça n'avait rien de particulièrement choquant dans les villages ruraux, qui donnent toujours cette impression là, les faubourgs de Tours étaient aussi déserts que ceux de ma ville. Ça m'a mis un coup au moral.

    Au centre ville de Tours, même chose : le néant. Je n'y suis pas resté très longtemps, juste le temps de faire les constatations (silence absolu, personne à l'horizon), de trouver un véhicule costaud avec une grosse capacité de chargement, un de ces véhicules japonais initialement conçus pour le Paris-Dakar.

    Je n'étais pas venu à Tours pour rien, j'avais des idées derrière la tête.
    J'ai fait une razzia dans un Décathlon au rayon des réchauds à gaz (le gaz de ville était coupé comme l'électricité, partout où j'avais vérifié), du matériel de survie et du matériel de camping, puis une autre chez Carrefour pour le café, les biscottes et d'autres fournitures de première nécessité, comme le whisky et le calva. Et enfin un dernier raid chez un loueur de matériaux pour récupérer un groupe électrogène diesel de 20 kva, sur remorque. Histoire de retrouver un semblant de civilisation dans mon immeuble. À chaque fois je suis passé par l'arrière des magasins, les portes sont plus faciles à ouvrir que les grilles renforcées des entrées. Je le sais, j'ai d'abord essayé de forcer les grilles des entrées.

    Puis je suis rentré chez moi (sans avoir besoin de changer de voiture cette fois, j'ai bien fait attention, je n'avais pas envie de transvaser toute ma cargaison dans un autre véhicule en cours de route), et j'ai rangé tout le produit de mes rapines dans mes placards. Ça tenait à l'aise, même si j'ai mis une partie des réchauds à gaz dans ma cave, pour des raisons de sécurité.

    J'ai laissé le 4/4 et la génératrice en remorque devant la zone technique de l'immeuble. De toute façon j'avais oublié les câbles et les bidons de gas-oil, il était déjà tard, je m'occuperai de ça le lendemain.

    C'est à ce moment là que j'ai décidé d'écrire ce qui m'était arrivé depuis dimanche matin.

    Il est 02h00, du matin je viens de terminer. Je vais me coucher. Demain c'est l'Opération « fée électricité ». Je commence seulement à envisager toutes les possibilités que m'offre la situation. 

     

     

    ****

     

    Il fallait que j'écrive la fin de cette histoire.

     

    Le lendemain matin de ma virée à Tours, j'ai été réveillé par mon téléphone portable. Au début j'ai pensé que je rêvais, mais non. J'ai décroché par réflexe, sans savoir qui était au bout du fil :

    • Allo ?

    • Allo, Monsieur Demare ?

    • Oui, c'est bien moi...

    • Monsieur Demare, c'est Monsieur Lakhdar de l'épicerie Lakhdar. Je vous appelle parce que j'ai trouvé un mot sur ma caisse avec une liste de courses et vos coordonnées. Vous l'avez déposé là cette nuit.

    J'ai fait un blanc de quelques secondes. Tout ce que j'ai trouvé à répondre c'est :

    • Heu, non, c'était lundi matin je crois. 

    • Lundi dernier ? Ça m'étonnerait, je l'aurais trouvée depuis longtemps. Non, vous avez dû passer cette nuit pendant que j'étais dans la réserve, le dimanche matin je n'ai personne pour m'aider. Enfin c'était pour vous dire que votre commande est prête, vous pouvez venir la chercher quand vous voudrez dans la journée.

    • Ah bon ? Et bien d'accord. Heu, merci, Monsieur Lakhdar. 

    Je raccrochais avec un sentiment d’irréalité plus fort qu'à mon réveil de dimanche.

    C'est à ce moment là que je me suis rendu compte que j'avais horriblement mal au crâne. J'ai regardé l'écran mon téléphone portable, qui indiquait qu'il était 9h28, dimanche 4 Avril 2027. Il n'y avait que 4% de batterie, je l'ai aussitôt mis en charge, par pur réflexe.

    Ma tête a commencé à tourner, et ce n'était pas que l'alcool. C'était la folie.

    Je me suis levé, j'ai vomi, j'ai pris 2 grammes d'aspirine (ce qui est fortement déconseillé), et je suis sorti sur le balcon (ce qui est également déconseillé quand on souffre de problèmes d'équilibre). Il faisait frais, il faisait beau. Le bruit de la cité était bien présent, un peu plus faible que celui des jours de semaine, mais bien présent. Ma voisine sourde du dessus était en train de regarder « Le Jour du Seigneur » avec le volume à fond, des fois que le contenu liturgique de la messe aurait été modifié depuis la semaine précédente. Bref, tout était normal.

    Un peu plus tard dans la matinée, des voitures de la police ont sillonné le quartier, ce qui a généré pas mal de ramdam, pour un dimanche. D'après Madame Pereira, toujours bien informée sur les activités policières au sein de la cité, il y aurait eu une vague de cambriolages sans précédent dans la nuit, dans plusieurs immeubles des alentours. Le plus inquiétant, c'est qu'ils auraient eu lieu alors que la plupart des gens étaient chez eux, et que personne n'a rien entendu, alors que les d'appartements ont été forcés au pied de biche. Étrangement, il n'y a rien eu de volé, ou presque.

    On a également trouvé une voiture volée au pied de notre immeuble, avec un générateur électrique en remorque.

    D'après Madame Pereira, il y a aussi eu du grabuge sur Tours, elle a entendu ça sur France Bleu Touraine. Plusieurs grands magasins ont été visités par des professionnels, qui ont réussi à commettre leurs méfaits à l'insu des vigiles et sans apparaître sur les systèmes de vidéo surveillance. On a aussi retrouvé plusieurs voitures volées emplafonnées dans des platanes ou dans des fossés sur la route nationale entre ici et Tours, sans personne à bord. Madame Pereira est dans tous ses états. Elle est persuadée que c'est encore un coup de l'État Islamiste.

     

    J'ai fait profil bas. J'ai demandé à Madame Pereira si je pouvais lui emprunter son vélo pour aller faire des courses. Elle a gentiment accepté, après m'avoir cuisiné pendant une demi-heure sur le départ houleux de ma petite amie Lucie, la veille au soir. Je lui ai dit tout ce dont je me souvenais, c'est à dire pas grand chose. En plus pour moi c'était un peu loin, comme souvenir, mais je ne lui ai pas dit.

    Un peu plus tard, je suis passé à l'épicerie Lakhdar pour récupérer ma commande. J'ai dit à Monsieur Lakhdar, qui s'étonnait de la nature inhabituelle des articles dont je faisais l'acquisition, que j'allais bientôt avoir assez de piles chez moi pour ouvrir un commerce. Il n'a pas compris la blague, mais j'ai cru qu'il m'en faisait une à son tour quand il m'a présenté la petite note. Elle était très salée.

    Il y avait pas mal de monde en ville pour un dimanche en fin de matinée. J'ai failli me faire renverser par un bus sur le chemin du retour. C'est la première fois que je voyais un bus un dimanche matin. Et pour cause, je ne vais jamais en ville le dimanche matin. Je dors, le dimanche matin. (Lucie dit à qui veut l'entendre que je cuve, mais c'est faux. Souvent, je dors vraiment.)

    Quand je suis rentré, j'ai eu du mal à ranger toutes les courses dans mes placards, qui étaient à nouveau pleins à craquer. J'ai envisagé de passer des annonces sur le bon coin pour commencer à revendre un de mes vingt trois réchauds gaz, ou un de mes deux cent cinquante paquets de café, mais je me suis dit qu'il fallait que je me fasse discret pendant un moment. Et qu'il fallait aussi que je me renseigne sur les délais de prescription pour le vol.

    J'avais toujours un peu mal à la tête, et je me sentais fatigué. Du coup, après un déjeuner léger, j'ai repris un aspirine, j'ai joué cinq minutes avec le volet électrique de ma salle de bains, puis je me suis recouché.

    Je ne suis pas arrivé à dormir, je me suis relevé, il fallait que j'écrive tout ça.

     

    Je viens de me relire. Si mes placards n'étaient pas pleins de paquets de café, de matériel de camping, de bouteilles d'alcool de luxe et de réchauds gaz, je n'y croirais pas moi même.

    Demain, j'irai au boulot, comme si de rien n'était. C'est mieux. 

    Je vais essayer d'appeler Lucie, pour voir si elle me répond. J'ai des choses à lui raconter. Elle qui a toujours aimé les histoires fantastiques, elle ne devrait pas être déçue. Ça pourrait même la faire revenir, qui sait ?

    Il faudra juste penser à lui faire un peu de place dans les placards.

     

     

    Donald Demare

    Cité des Quinze-vingt,

    Dimanche 4 Avril 2027, 21h30.

     


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  •  

    Un cadavre sur le bitume, la nuit,

    Il se relève, il marche, il a froid,

    Il cherche son chez lui

    Et ne le trouve pas.

     

    Il s'arrête, il a faim.

    Si vous le rencontrez,

    Ne le rejetez pas, soyez sympas,

    Ce zombie vous tend les bras.

     

    Il sent mauvais, il est vilain,

    Son cœur, de battre a cessé,

    Mais tant que son estomac est là,

    Il reste un être humain.

     


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  • On s'éclate à Antonius.

    Une histoire avec des soldats, des méchants aliens et des bières.

     

    *

    Enfin libre

     

    QHS 7 - ATC TERRE

    Lundi 22/08/2195 8h35 GMT

    Après 3 ans, 5 mois, 12 jours, 14 heures et 15 minutes dans ce sympathique établissement de rééducation pour militaires, je sors. Je suis réhabilité, niveau III grade turquoise. Toutes les charges qui pesaient contre moi sont abandonnées. J’ai en poche ma convocation au QG pour réaffectation immédiate.

     

    Le Questeur au profil de fouine qui m’a annoncé la nouvelle a été très laconique :

    « - Le Tribunal Militaire a abandonné les charges de meurtre vous concernant. Vous êtes réhabilité à votre ancien niveau, et à titre de dédommagement pour ces trois années et quelques de rééducation, votre avancement au grade turquoise est anticipé de deux tours. Vous vous présenterez au QG 7 pour réaffectation à 14h00 GMT.».

    Le « et quelques » est mal passé, je dois dire…

    Le « et quelques » passé à l’isolement dans 8 mètres carrés, sans aucun accès au monde extérieur, ni holo, ni livre (à part les ouvrages de rééducation), c’est long… Mais je dois reconnaître que ce séjour n’a pas été totalement inutile. Il y a 3 ans « et quelques » le petit menton fuyant du questeur serait violemment entré en contact avec le plexiglas de la table. Aujourd’hui, je me suis contenté de le mettre sur ma liste. Il arrive dessus en 4ème position, derrière mon ex-Capitaine, mon ex-Femme, et mon ex-Avocat. J’ai donc calmement pris mon ordre de mission, je me suis levé et je suis allé directement à l’économat, récupérer un uniforme propre en échange de ma tenue de bagnard. Ouais, une vraie tenue de bagnard avec des rayures. On a le sens de l'humour dans l'Infanterie. J’ai découvert au passage à quoi ressemblait le centre de rééducation, dont je n'avais jusqu'à présent pas vu grand chose, ainsi que le personnel de l’établissement, que je n’avais jamais rencontré. Je n'ai pas de regrets. Le bâtiment, comme tout bâtiment administratif du GUNU (le Gouvernement Unifié des Nations Unies) est propre mais gris, et le personnel est aussi chaleureux qu’un pot de yaourt nature. Sans sucre.

    Une fois dehors, la moiteur, les couleurs bariolées et les odeurs des rues de Bombay m’ont rendu un peu nerveux. Je ne savais même pas que j'étais en Inde, faut dire. J’ai pensé mettre le monde dans son ensemble sur ma liste afin de me calmer les nerfs, mais passés quelques instants j’y renonçais : trop de boulot. 15h00 heure locale, 11h30 GMT. J'avais le temps d'aller boire un coup, ou de déserter. J'ai préféré aller boire un coup.

    Je suis monté dans le premier auto taxi que j’ai trouvé de libre et me suis directement rendu au bar le plus proche. A peine le seuil franchi, j’ai commandé un litre de bière et une cabine holo pour célibataire. Une fois le contact repris avec la civilisation, je me suis connecté au réseau pour la première fois en trois ans « et quelques ». J'ai aussitôt demandé à Holly-Molly, notre mère à tous, de me faire un résumé des évènements entre le jour de mon incarcération pour meurtre (que je n'ai pas commis) et aujourd’hui.

     

    Je n'ai pas été déçu. Le résumé durait 45 minutes, j’ai zappé les faits divers, les infos people, la vie religieuse, l’art moderne conceptuel, la montée des eaux (la météo, en fait), les concours canins, les nouveautés musicales et les prix culturels. Je me suis concentré sur les sports, les nouvelles principales, la politique, la guerre et les sciences.

    Les sports : Les Razors ont fini deux fois dernier du championnat et ils ont fait faillite l’année dernière.

    Les nouvelles principales : les terroristes sont toujours aussi cons. Ils ont réussi à dissoudre un pied de la tour Eiffel avec un camion citerne rempli d'acide. La tour n'est pas tombée, et elle a été réparée. Par contre ils ont réussi à faire tomber la tour de Pise. En tout cas c'est la théorie du gouvernement Italien.

    La politique : Le chancelier Nivari a été réélu l’an dernier pour la huitième fois. Ses trois opposants les plus virulents sont morts dans les six mois ayant précédé l'élection. De cause naturelle, bien entendu.

    La guerre : on a reculé sur tous les fronts, on a perdu New-Vukovar et OldBeatle. Et ce sont les nouvelles officielles, ce qui veut dire que la situation réelle est encore pire.

    Les sciences : on a enfin réussi à copier les moteurs des Andromèdiens, mais les recherches sur leurs armes à énergie sont interrompues depuis l'explosion du centre de recherche Yvana Trump de Mars City. Le centre a été entièrement détruit par l'explosion, tout comme ses 386 chercheurs et son petit personnel, à savoir les gars et les filles dans mon genre.

    Que du lourd, en somme, ça m'a mis le moral dans les chaussettes pendant au moins trois minutes. J'ai hésité à demander ma réintégration en QHS, mais au lieu de ça j'ai recommandé un litre de bière au patron du bar (un enturbanné au regard de serial killer) et je me rabattu sur l’art moderne. Sauvé : la baudruche en forme de spermatozoïde remplie d'excréments humains de Tchang McAllister a eu un franc succès lors de son explosion (volontaire) lors de l'inauguration de la biennale de Venise de l'an dernier. C'est vrai que c'était spectaculaire.

     

    A 17h00, heure locale, j’ai pris un anti-A pour me dessoûler, payé le tavernier sans omettre de l’ajouter en 5èmeposition sur ma liste en raison des tarifs prohibitifs pratiqués par son établissement, puis direction le QG, toujours en auto taxi, qui ont au moins pour eux l’avantage d’être gratuits. 

    Au QG 7, rempli de jeunes gens pistonnés au physique avantageux, je suis passé par tous les services : IDentification pour la mise à jour de mon ID (qui suis-je), TRESorerie pour mes arriérés de solde (ça peut servir pour payer les notes de bar), EVALuation pour une batterie de tests psycho (bon pour le service actif, tendance psychotique acceptable pour un militaire), MEDécine pour un bilan complet (bon pour le service actif) et enfin EFFectif (où vais-je).

    J’ai été reçu par un très charmant vieux fils de pute, niveau V coquelicot, avec CDT HARDI marqué sur sa bande patro. Cet empaffé m’a expédié direct au front sur Antonius. « Le prochain départ c'est ce soir à 23h00, vous avez juste temps de prendre les correspondances pour le centre. Bonne route Sergent. Et évitez les embrouilles. » . Et allez ! N°6 sur ma liste... Je m'en fous, j'ai de la place, je peux y mettre autant de gens que je veux.

    Cet empaffé m'a donné mon ordre de mission avec un grand sourire. Dessus, on peut lire :

     

    QG 7-ATC TERRE / COMSUP ANTONIUS

    ID XC45BP55 : Sgt DASGHEN Léo. Niv III Turquoise INF-TDC Spécialité : CC-INF (pour les non initiés à l'art militaire de l'acronyme : Arme Infanterie - Troupes de choc ; Spécialité Combat/Combat-Infiltration)

    AFF : ANTONIUS / 18 C/INF (Antonius 18èmeCorps d’Infanterie)

    DEP : KOUROU 23h00 GMT le 22/8/95 – Avenger C145QQM

     

    En route pour les étoiles qu’ils disaient ! Engagez vous qu’ils disaient ! Rengagez vous qu’ils disaient !

     

    Bah, il faut bien vivre. Et quitte à mourir un jour, autant mourir pour sa planète… en gagnant des sous au passage si possible.

    Il était 16h30 GMT (20h00 heure locale) quand je suis sorti du QG, ce qui me laissait 6h30 pour rejoindre Kourou et embarquer. Fastoche.

    D’abord la navette Bombay-Paris de 17h55 GMT. puis l’express Paris-Kourou de 19h45 GMT. Arrivée au centre spatial de Kourou à 21h15 GMT. Embarquement. Décollage à 23h00 GMT. Arrivée à Antonius prévue le 13/09/95 (heure locale inconnue). Si Antonius est toujours là le 13/09/95. Y parait qu’il y a assez de carburant pour revenir, au cas où…

     

    **

    En vol vers Antonius

     

    Soit disant sur le front, Antonius est en fait le prochain objectif présumé de nos bons amis les Andromédiens. C’est du moins ce que m’affirment mes camarades de bord, les Sgt Lescoffier, Nadri et Bishop. Nous avons eu vite fait de nous regrouper entre « soudeurs », c'est-à-dire entre Sous Off des troupes de choc, spécialité Combat. C’est Nadri qui a les infos, il était affecté avant au QG -5, et il a donc pu nous faire un topo complet de la situation.

    « La technique des Mantes est assez simple lorsqu’elles arrivent sur une colonie : elles détruisent tout ce qui est sur orbite : satellites, vaisseaux, plateformes de combat. Elles n’oublient pas non plus de nettoyer les lunes si il y en a. Après ça, elles bombardent les objectifs stratégiques en surface et elles débarquent pour finir le travail en détail. Technologiquement, les Andromédiens sont encore intouchables, dans l’espace, il n’y a aucun espoir de les battre. Le QG a donc changé sa stratégie. D'après les grosses têtes du QG, Antonius est la prochaine colonie qui sera attaquée. Ils ont déjà fait évacuer toute la population civile et mis à l'abri tout ce qui pouvait l'être. La nouvelle stratégie, c'est la guerre d’usure : sabotage, actions commandos des troupes de choc disséminées au sol en grande quantités, bien camouflées. L’objectif est simple : créer un point de fixation pour le gros de leur flotte et les retenir les plus longtemps possible en attendant d’être en mesure de les prendre à revers.

    Au QG, un petit malin a voulu appeler l’opération Isaac, mais comme ils ne sont pas sûrs de pouvoir nous venir en aide avant qu’on soit tous zigouillés, l’idée a été abandonnée. L'opération s’appelle « Résistance ».

    • Et qu’as tu fais comme connerie, pour te joindre à nous ? lui demande Bishop

    • Moi rien, ma femme se tape juste un officier du QG-5… répond Nadri dans un silence gêné, à peine troublé par le passage d'un ange à cornes.

    • En résumé, reprit-il, on va nous larguer au casse pipe et nous laisser nous démerder. Dans les soutes de l’Avenger qui nous convoie vers notre destination, il y a 15000 tonnes de munitions, d’armes lourdes, de missiles sol-air, sol-sol, de mines antichars, de mortiers, d’explosifs, de détonateurs, de grenades et de bombes. Il y a déjà 186 000 combattants sur place. L’Avenger est un vaisseau cargo. Nous ne sommes que 420 de plus, les fonds de tiroir de l'Infanterie, à rejoindre les agneaux sacrificiels déjà en place. »

     

    ***

    Une affectation de rêve

     

     

    J’ai passé les trois semaines suivantes au bar du mess des Sous-Off, la plupart du temps bourré comme un coing. De toute façon, il n'y a pas de hublot dans les Avengers, et quitte à se faire étriper par des humanoïdes de trois mètres de haut à tête de mante religieuse, autant saccager le matériel. On va quand même pas leur donner du matos de première bourre à charcuter. Les autres soudeurs, qui comme moi ont plusieurs années de combat actif derrière eux, sont sur la même longueur d’onde. Particulièrement le sergent Lescoffier, avec qui j’ai largement sympathisé. Je n’ai jamais pu résister aux grandes brunes au visage chevalin et aux formes généreuses. Chez moi, on appelle ça des demi-culardes. Le soir ou je lui ai dit, je crois bien qu’elle a du me casser deux ou trois côtes. C’est costaud, les demi-culardes. J’aurais deux mots à dire au con qui a inventé les Rangers pointues pour les sous-off féminins.

    L’inventeur de l’anti-A lui, était loin d’être un con. Je sais pas comment faisaient les anciens Sergents, ceux d’avant le 22ème siècle, pour remuer leur tas de merde avec un fer à repasser entre les deux oreilles.

    À peine débarqué sur cette planète très montagneuse, aux océans immenses, riche en végétation bizarre, j'ai eu le sentiment qu'on était dans la panade. Il faut dire que je me suis retrouvé avec la pire affectation de toute ma carrière, qui avait pourtant déjà connu des bas mémorables.

    Le 18èmecorps d’Infanterie, je connais, j’ai fait toute ma carrière dans la Bleue. Mais l’affectation dans la 131èmeBatterie tactique, je digère pas. Moi, un vétéran des troupes de chocs, affecté au gardiennage de l’artillerie, celle là même dont tout le monde connaît la totale inefficacité contre les vaisseaux des Mantes, ça m’a coupé le sifflet. Mais le meilleur restait à venir. Le petit Lieutenant IV Mandarine qui m’a reçu pour mon affectation est passé extrêmement prêt de l’acquisition d’un dentier réglementaire en plastacier lorsqu’il m’a déblatéré son message d’accueil :

    « Bienvenue à la maison, Sergent, j’espère que vous avez fait bon voyage. Compte tenu de votre petit arrêt d’activité, le bureau des EFFectifs vous a affecté à un poste cool pour reprendre le collier. 131èmeBatterie Tactique, 42èmesection. C’est une de nos sections fantômes réactivées spécialement à l’occasion de l’opération « Résistance ». On ne va pas se faire saccager du matériel inutilement. Votre rôle sera de lancer des feux d’artifices lors de l’arrivée des Andromédiens et de vous enterrer dès que vous verrez leurs mandibules. C’est du gâteau. Vous prendrez vos ordres opérationnels auprès du Major IV Violet Trish, qui dirige la 131ème batterie. Euh, vous ferez gaffe, les hommes que l’on vous a affectés, c’est vraiment les fonds de tiroir. La moitié sort de l’infirmerie, le reste du mitard ou de la section D.  Mais vu vos états de service et vos antécédents, je suis sur que vous vous en sortirez très bien. »

     

    Quand je suis sorti du bureau, mon alarme a sonné pour m’indiquer que ma tension était montée à 20/16, et qu'il fallait que j'aille consulter. J'ai changé les réglages de l'alarme. J’ai le sang chaud. Trop peut être. Mais je regrette d’avoir pissé dans le casque de ce petit merdeux. J’aurais du chier dedans. En tout cas, il est désormais n°9 sur ma liste. (Oui, j'ai omis mes rencontres avec quelques Officiers de la Spatiale pendant le voyage. Y'a pas plus morveux qu'un Officier de la Spatiale.)

    Faut voir l’état de la 42èmesection. J’en ai hérité avec Bishop, qui est mon nouveau binôme. Un bon gars. On était ensemble sur Mandela, dans des unités différentes. Nous étions à l’époque tous les deux en brigade d’infiltration. Moi dans la 8èmeet lui dans la 14ème. L’élite de l’élite. Cela ne nous a pas empêché de nous faire botter le cul comme des garnements en train de pisser dans le bac à sable. A l’époque la 8ème est partie à l’assaut d’une base de Mantes au deuxième jour de l’invasion. Partis à 120 hommes, triés sur le volet, nous revînmes à 15, le feu au cul et la queue entre les jambes pour ceux qui en avaient encore une. De bon augure pour Antonius et son opération « revanche ».

    Ma douce Charolaise Lescoffier et notre compère Nadri sont affectés tous les deux sur une autre section de la 131ème Batterie Tactique, la 53ème.  Toutes les batteries fantômes sont sous les ordres du Major IV Violet Trish, une aristo bien gaulée à condition d'aimer les fils de fer, mais une pourriture de niveau triple six, comme tout bon bon Major qui se respecte. Elle a dû repousser les avances du Vieux pour se retrouver affectée à la 131ème, et elle a l’intention de nous le faire payer. Toujours la même histoire. 

    À qui croyez vous que je fasse payer la note à mon tour ? À mes chers troufions, bien sûr… on appelle ça la chaîne de commandement. Lorsque le Général tousse, le troufion en bout de chaîne reçoit un gros seau de glaviots sur la tronche.

    Ah, ma section ! Quel bonheur : 38 hommes de troupe, pas un soldat, que des erreurs.

    Voilà ce que je peux appeler le pire ramassis de bras cassés de toute ma carrière : des boiteux, des dingos, des junkies, des gros lards, des vicelards, des psychos, des bigleux, une paire d’assassins et de violeurs. La crème de la crème. J’adore ça !

    On est peut être dans une section fantôme, au sein d’une Batterie Tactique dont le seul fait d’armes des 100 dernières années est la victoire du tournoi de foot du 18ème Corps en 2098, on fait toujours partie de la Bleue, et ces lopettes ont donc appris à creuser. C’est toujours ça de gagné pour quand ils se seront fait ouvrir le bide par les Mantes. Moi et Bishop, on les a repris en main, 18 h par jour, 7 jours sur 7. On a eu que deux morts. Un boiteux / gros lard (arrêt du cœur) et un assassin / violeur (coup de pelle). Pour le premier c’est un accident. Défaut coronarien non détecté à l’inspection médicale. Une grosse perte, mais uniquement si on compte au poids. Pour le second, et bien… ça ressemble vachement bien à un accident. C’en est sûrement un. De toute façon, tout le monde s’en fout, sauf les 4 filles de la section qui depuis « l’accident » ont un sourire énorme qui leur barre le visage d’une oreille à l’autre. J’ai toujours été extrêmement maladroit avec une pelle. C’est génétique, parait-il. Le joli major Trish m’a bien passé un savon, mais j'ai bien senti que le cœur n’y était pas. C’était juste pour le principe. Un truc du genre :

    • Putain Dasghen, vous pourriez peut être attendre l’arrivée des Mantes avant d’annihiler votre section.

    • Ouais, ben vu la qualité des pertes, je vous garantie que ce sont des gains déguisés.

    • Faites pas le malin Dasghen, c’est pas parce que vous faites du bon boulot avec cette bande d’empotés que vous devez me manquer de respect.

    • Non, Madame.

    Regard Glacial du Major.

    • Bon, le plan d’évacuation que doit nous faire parvenir le QG n’est toujours pas tombé. Organisez la répartition des munitions et des armes du dépôt C avec les sections 28, 47, 53 et 70. Chaque section doit creuser sa propre planque aux abords de la ville. Ne communiquez son emplacement à personne, sauf à moi et aux autres chefs de section. J’espère pouvoir vous donner votre ordre de mission définitif dans quelques jours, mais d’après mes contacts au QG, nous resterons en ville plus longtemps que prévu. N’oubliez pas que dès qu’on verra le bout des antennes des Mantes, vous lancerez tous vos leurres à votre initiative, vu que toutes les sections seront en silence radio. 

    • On va rester en ville, Major ? On va se faire griller comme des sauterelles en moins de deux jours.

    • Ça ne fait aucun doute Sergent. Mais vous ferez en sorte de tenir un peu plus longtemps, j’espère. Essayez trois jours. Et essayez de vous faire griller comme des cafards, c'est plus résistant que les sauterelles. 

       

    Je ne m'étais pas trompé : beau cul, beule gueule, mais pas commode.

     

    ****

    Les tas des lieux

     

    Antonius Ville, zone de résistance. Autant faire boire de la limonade à un Adjudant. Plan nul.

    Au moindre signe de résistance, les Mantes vont raser les 114 kilomètres carrés de cette splendide cité coloniale. On n’a jamais su si ils engageaient les pourparlers après, il n’y a jamais eu personne pour en discuter.

    J’étais quand même un peu étonné que le Vieux signe des plans de bataille aussi débiles. Il m’avait habitué à mieux. Bah, il a du prendre un coup, lui aussi, lorsqu’il a été affecté sur le sol d’une planète indéfendable et sans espoir réel d’évacuation.

    Bon, après trois semaines d’entraînement intensif et autant de saoulerie méticuleuse au bar du mess des sous off, je me suis quand même décidé à jeter un coup d’œil à la ville. C’est bizarre une ville de 2 millions d’habitants vidée de ses occupants. D’un autre côté, en 20 années de carrière, je n’avais jamais été aussi bien logé. Chez l’habitant, il n’y a rien de tel. Bon la bouffe est dégueulasse, par contre. Mais il parait qu’on aura droit au plat du condamné à mort dès que les Trans auront la signature des Mantes qui apparaîtra sur leurs écrans de contrôle. La ville est comme toutes les villes coloniales : de grandes artères Nord-Sud entrecroisées de plus petites rues Est-Ouest. Les rues séparent la ville en pâtés d’immeubles d’approximativement 400 mètres sur 200 avec de grandes cours intérieures, souvent transformées en parcs arborés. Compte tenu de la largeur des artères, et de la guérilla programmée dans cette belle cité, le Génie a déjà fait sauter quelques centaines d’immeubles, en s’arrangeant pour qu’ils tombent sur les artères et gênent la perspective des troupes au sol, c'est-à-dire nous, car je vois mal les mantes venir nous chercher au sol alors qu’elles auront le total contrôle du domaine aérien. Y'a pas plus con qu'un Officier du Génie. Le seul point positif, c’est la forte luminosité de l’environnement diurne, grâce à un soleil plus brillant que celui de la Terre, et sa bonne luminosité nocturne, grâce à une ribambelle de lunes que je ne suis jamais parvenu à dénombrer.

    Nos têtes pensantes ont réussi à analyser, au vu des quelques rares incursions (temporaires) dans des bâtiments ennemis, que les Mantes vivaient dans des environnements peu lumineux. Ce qui explique que la majeure partie de leurs attaques répertoriées se soient toujours faites de nuit.

    Comme d’habitude, au mess, l’info circule. C’est comme ça que j’ai appris que la 131ème Batterie Tactique et ses consœurs officiant dans les autres cités d’Antonius étaient les seuls éléments du 18ème Corps en activité à la surface de la planète. Toutes les autres unités, les Troupes de Chocs, les Commandos, les Services médicaux, la Fameuse Intendance de l’Infanterie (Fatalement Ignoble et Immangeable), le Génie-qui-porte-si-mal-son-nom, les Trans, tout ce petit monde était déjà enterré bien profondément dans des abris, qu'ils espéraient indétectables.

    Nous étions les chèvres, et nous allions bientôt nous faire bouffer. J'avais même un troufion qui s'appelait Seguin dans ma section. Y'a rien à dire, c'est bien organisé, l'armée.

    J'avais beau avoir été innocenté d'un crime que je n'avais pas commis, j'allais y passer quand même. Chienne de vie.

     

    *****

    Septième jour de combat.

     

    Sur mes 36 troufions, il m'en reste 9. Probablement les meilleurs selon la loi de la sélection naturelle, mais ses critères de sélection m'échappent. Ceci dit, la gestion des effectifs s'en trouve simplifiée, c'est un plus. J'ai jamais aimé le 1ère classe (II Rouge) Wiznyowski, je l'ai mis de corvée de chiottes à vie. Je le soupçonne cependant de commencer à y prendre du plaisir, mais je doute qu'il puisse en profiter longtemps.

    Bishop et dix autres de nos hommes ne sont jamais rentrés d'une sortie dans la journée du deuxième jour. J'espère qu'ils ont pu planquer leurs miches quelque part, mais j'ai comme un doute. Au combat rapproché, les mantes sont très difficiles à dézinguer. Leur armure arrête presque tous nos projectiles, lasers et autres rayons, seules nos armes lourdes et nos explosifs en viennent à bout. La plupart des autres pertes sont liées à une rencontre nocturne avec une escouade de Mantes. J'y étais. Avant même d'avoir pu commencer à échanger les salutations d'usage, les mantes nous ont bondi dessus et ont commencé le carnage. Seuls trois d'entre nous sommes parvenus à nous carapater, avec la maigre consolation d'avoir envoyé ad-pâtres la plupart de celles qui nous poursuivaient en les ensevelissant sous quelques tonnes de béton. J'ai toujours adoré les pièges et les explosifs.

    J'espère que Lescoffier n'a pas subi le sort d'un de mes soldats, coupé en deux par une Mante au niveau de la taille. Parce que si ça arrive je veux pouvoir le voir de mes yeux. Ce n'est pas tous les jours qu'on peut voir un Quart de cularde. Bon, j'ai pu lui raconter ma blague en me faufilant dans le camp de la 53ème section, une nuit. Elle ne m'a pas cassé de côtes cette fois ci, j'avais prévu le coup et je lui ai raconté ma blague dans ma tenue de combat en adamantium.  La 53ème section a fait mieux que la mienne : ils sont encore une bonne douzaine en état de combattre.

    Trêve de plaisanterie, notre mission est accomplie. Nous avons déclenché tous nos feux d'artifice et nous sommes désormais enterrés dans nos trous la nuit. Comme prévu les mantes ont bombardé la ville au premier signe de résistance. Et toutes les nuits, elles débarquent au sol pour finir le boulot. Et elles ne détectent pas tous les pièges que nous leur tendons au cours de la journée. On est en train de les rendre complètement dingos. C'était peut être l'objectif, mais je ne suis pas certain que ce soit une bonne nouvelle pour mes gars et moi. 

    Normalement nous aurions du recevoir les ordres pour décrocher, mais nous n'avons toujours rien reçu du Major (IV Violet) Trish. C'est bien dans son genre de faire du zèle.

     

    « - Bon les petits gars, dis-je à la cantonade après avoir allumé les lampes à sodium de notre dortoir de fortune, cette nuit on programme le stock de mines antipersonnel et demain matin on va les poser. Vous me réglez ça sur 150 kg »

    A ce seuil de déclenchement, inutile de signaler les emplacements des champs de mines aux autres sections, même Lescoffier ne pourrait pas en faire exploser une, même en sautant dessus à pieds joints. Quoique.

      • Contrordre : mettez plutôt 200 kg »

    Le reliquat de ma section se lève péniblement de ses couchettes pour rejoindre la zone de préparation où une dizaine de caisses les attendent. Quatre heures de sommeil par nuit sont suffisantes pour un soldat bien entrainé. A la guerre comme à la guerre. Et en plus j'ai réussi à mettre la main par miracle sur la réserve de bière de la 47ème section, qui a été anéantie le jour du débarquement ennemi.

    Si je veux commencer à entamer ma liste personnelle un jour, je dois survivre. Ce n'est pas un troupeau d'insectes aussi laids qui retiendra mon bras vengeur. Enfin, j'espère...

     

    ******

     

     

    Le journal du Sergent Dasghen s'arrête à cet endroit. J'ai eu la chance de le trouver sur sa tablette, cachée dans un recoin de l'abri souterrain de la 42ème section. La section du Génie qui avait fouillé l'abri avant le passage des journalistes va certainement avoir des problèmes...

    J'ai choisi de vous faire partager ce document in-extenso, malgré quelques passages un peu crus. 

    Le lendemain de la dernière entrée dans son journal, la section du Sergent Dasghen est tombée dans un piège des Mantes, en pleine journée. Selon le témoignage du seul survivant de sa section, il n'aurait pas été tué, mais mis hors de combat et emporté par les Mantes dans un de leurs glisseurs. D'après ce témoin, il aurait éliminé une douzaine d'entre elles à lui tout seul, après avoir eu l'idée de faire un ball-trap avec des mines antipersonnel en guise de pigeons d'argile. 

    Quarante trois jours après l'invasion d'Antonius, alors que la résistance avait infligé de lourdes pertes aux Mantes mais qu'elles étaient sur le point d'écraser les derniers survivants du 18ème Corps, elles se sont retirées du champ de bataille. Quelques heures plus tard, leurs derniers vaisseaux quittaient le système d'Antonius. Depuis, aucune colonie humaine n'a été attaquée. On ignore pour quelle raison elles ont mis fin aux hostilités.

    Le corps du Sergent Dasghen n'a jamais été retrouvé. Il est peut être encore en vie, quelque part dans la sphère d'influence des Mantes. Il est déclaré « disparu au combat ». 

     

    Son nom figure sur le monument commémoratif d'Antonius Ville, avec celui de ses 142 984 compagnons d'arme tombés au combat. 

     

    Lon Gustavio, Reporter de guerre, pour Paris-News-Week End

    Antonius Ville, 11/12/2196


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  • Les métiers méconnus des Neuf Royaumes

    Extrait du cours de Mademoiselle Kation, cours de magie blanche de 1ère année.

    Reproduction intégrale de l'intervention du Sénéchal Tytude, piégeur d'Ogres sauvages.

     

    « Bonjour jeunes gens. Je suis le Sénéchal Royal Tytude, et aujourd'hui, à l'invitation de Mademoiselle Kation, je vais vous parler de mon métier : je suis piégeur d'Ogres Sauvages.

    Je suis né dans une famille de Lutins de Mycosie. Ma famille a été décimée par un Ogre Sauvage alors que je n'avais que 7 ans. J'ai été recueilli par le Sénéchal Hue, qui a piégé l'Ogre responsable du massacre. Il m'a pris sous son aile et m'a laissé le suivre pour apprendre son métier sur le tas. À l'âge de 12 ans, il m'a jugé capable de suivre la formation de Sénéchal, et il m'a envoyé dans l'école des Piégeurs Royaux de Sassaranael pour tenter d'intégrer la formation officielle. Mes cinq années de pré-formation avec le Sénéchal Hue ont facilité mon intégration dans l'école. J'étais le premier Lutin à suivre cette formation, et j'ai du vaincre quelques réticences pour obtenir mon admission.

    Je suis sorti Major de ma promotion sept ans plus tard, et j'ai exercé pendant plus de soixante ans ma profession, d'abord en Occiputanie, puis en Karmélie et enfin dans les Vertes Collines. J'ai piégé au cours de ma carrière 2273 Ogres Sauvages. Mais le métier de piégeur d'Ogres Sauvages est une spécialisation. Je suis avant tout Sénéchal Royal, et en cette qualité j'ai été amené à piéger ponctuellement d'autres espèces nuisibles au cours de ma carrière : 28 Fées, 42 Licornes, 37 Loups Ténébreux, 6 Dauphins Rouges Épineux, et bien d'autres encore. À l'issue de ma carrière, j'ai eu l'honneur d'être désigné Directeur de l'École Royale des Piégeurs de Sassaranael, et je forme les nouvelles générations de Piégeurs depuis une quinzaine d'années. 

     

    Mais assez parlé de moi, parlons plutôt de mon métier. Tout d'abord, une clarification : je vois qu'il y a des Ogres dans cette salle de classe. Je tiens à les rassurer, je ne vais pas me jeter sur eux. Je suis piégeur d'Ogres Sauvages, pas d'Ogres civilisés, contre lesquels l'exercice de notre métier est strictement prohibé.

    Vous vous demandez certainement quelle est la différence entre un Ogre Sauvage et un Ogre civilisé ? Et c'est en effet une bonne question. La réponse est assez simple : un Ogre civilisé parle le langage commun, est revêtu au minimum d'un pagne, et surtout il ne se nourrit pas des espèces ayant le rang de citoyen des Neuf Royaumes. 

    Quand par hasard au détour d'un chemin vous tombez sur un Ogre cul nu qui mange une cuisse de Gobelin et qui ne répond pas à vos salutations amicales, il est quasiment certain qu'il s'agit d'un Ogre Sauvage. Si pareille mésaventure vous arrivait, je ne peux vous donner qu'un seul conseil : fuyez. Il est peu probable que l'Ogre se lance à votre poursuite s'il n'a pas terminé son repas. Je vous déconseille d'utiliser une de ces bombes anti-Ogre que proposent certaines Sorcières à la déontologie douteuse : l'efficacité de leur produit est sujette à caution. Mais malheureusement, les clients déçus par leur bombe anti-Ogre ne sont pas souvent en mesure de leur faire de la mauvaise publicité. 

    Je ne vais pas vous faire un discours long et fastidieux sur les méthodes de piégeage des Ogres Sauvages, cela serait trop long. Cependant, pour votre information, sachez qu'il existe 17 méthodes de piégeage efficaces pour les Ogres Sauvages, mais dans la pratique on en utilise principalement quatre : la fosse à pieux, le filin à miel, la fosse à acide et la trappe rocheuse. Il y a encore quelques générations, le gâteau empoisonné à la ricine était également très efficace, mais désormais cette méthode est déconseillée pour des raisons que je ne peux pas vous divulguer.

    Je tiens ici à démentir formellement la rumeur obscène selon laquelle les Piégeurs d'Ogres Sauvages utiliseraient des foies et des coeurs de jeunes enfants pour piéger les Ogres. Si par le passé un Sénéchal fou et révoqué a pu se résoudre à pareille extrémité, je vous assure que cette méthode n'est en aucun cas reconnue comme une technique autorisée pour le piégeage des Ogres Sauvages, et nul Sénéchal digne de ce nom ne pourrait se résoudre à l'employer. 

    Je suis aussi là aujourd'hui pour vous sensibiliser à la dangerosité des Ogres Sauvages. Nous connaissons tous des Ogres civilisés, et certains d'entre eux sont même nos amis. Plus on fréquente les Ogres civilisés, moins on est conscient du danger que représentent leurs cousins Sauvages. Il est vrai qu'ils sont presque éradiqués dans votre belle région, mais ils sont encore nombreux dans certains des Neuf Royaumes et ils pullulent en Pays Troll et en Rastapopoulosie Septentrionale. Vous l’ignorez peut être, mais un Ogre Sauvage consomme en moyenne trente kilos de viande par jour. Il mange de tout, mais il préfère les proies qui ne courent pas très vite, et il adore les enfants. Il peut en dévorer cinq ou six dans une seule journée. Et l'Ogre Sauvage est ingénieux : il n'est pas rare de le voir tendre des pièges ou attaquer des habitations isolées la nuit. 

    Je puis vous assurer que ce métier de Piégeur d'Ogres Sauvages est le plus beau, le plus exaltant et le plus noble qui soitRien n'est plus gratifiant que de piéger un Ogre Sauvage qui ravage une communauté, de voir les bonds de joie des enfants survivants lorsque vous plantez sur une pique la tête de votre proie sur la place centrale d'un village. 

    Je vois certains d'entre vous froncer les sourcils. Certes, je le reconnais, c'est un métier dangereux, mais avec la formation adéquate les risques sont limités. Dans les Sénéchaux de ma promotion qui se sont spécialisés dans le piégeage d'Ogres Sauvages, trois sont parvenus à prendre leur retraite. Ce n'est pas rien. 

     

    Je suis là aujourd'hui pour ceux d'entre vous qui ne parviendront pas à passer en deuxième année dans cette belle institution, faute de talent magique suffisant. À ceux là, je propose de venir tenter les épreuves d'admission de mon école. Si vous êtes reçus, un futur poste prestigieux dans le corps d'élite des Sénéchaux Royaux s'offrira à vous. 

    Je suis la preuve vivante qu'un Sénéchal n'a pas besoin de capacités physiques hors du commun pour accomplir sa mission avec succès. Un Ogre Sauvage moyen pèse cent fois plus lourd que moi, et j'en ai piégé 2273 ! Dans notre profession la débrouillardise et l'intelligence sont des qualités bien plus importante que la force brute.

    Votre examen final est dans deux mois. J'invite ceux qui échoueront à poursuivre une carrière dans les métiers liés à la magie à me rejoindre pour devenir Piégeurs d'Ogres Sauvages, ils connaitront une vie d'aventure, d'exploits et de gloire. 

     

    Je vous remercie pour votre attention, et je vous laisse entre les bonnes mains de Mademoiselle Kation. » 

     

     


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    Pour être heureux, un imbécile doit respecter trois lois : 

     

    Épouser une héritière fortunée, à défaut une fille de Roi,

    Une écervelée passant ses journées à battre des cils.

    S'entourer d'idiots, de benêts, de crétins et de prétentieux,

    Ne fréquenter ni les esprits forts ni les esprits subtils.

    Fuir comme la peste les compétitions de mauvais aloi,

    Nulle comparaison ou évaluation ne saurait être utile.

     

    Ce sont là les trois lois pour être un imbécile heureux,

    Et tout effort pour les contourner serait bien futile.

     


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  • Le 22 Avril de l'an 0 AC, connu sous la date du 22 Avril 2029 selon l'ancien calendrier, marqua le début d'une nouvelle ère pour l'humanité. Chaque élève sait à quoi correspond cette date, plus rares sont ceux qui ont aujourd'hui vu ou lu en intégralité le texte de l'intervention de Mozgul.

    En voici la transcription complète dans sa version intégrale, non expurgée.

    Au delà du choc suscité par sa teneur, il faut rappeler que ce fameux jour, le message de Mozgul fut retransmis simultanément (via une méthode encore aujourd'hui incomprise) sur tous les réseaux mondiaux en anglais standard, sous titré dans la langue de chacun des pays de la diffusion. Le message fut envoyé 3 fois, un fois toutes les 8 heures. 

    L'apparence ordinaire de Mozgul, celle d'un homme blanc d'une cinquantaine d'année, aux cheveux bruns et à l'air avenant, filmé debout derrière un pupitre avec la Terre en toile de fond vous est probablement familière. Une apparence si ordinaire qu'au premier visionnage, peu d'entre nous avions remarqué qu'il était pourvu de 6 doigts à chaque main et que ses yeux étaient légèrement plus gros que la normale.

    Je me souviens très bien ce que je faisais, en ce jour fatidique du 22 Avril. J'étais devant ma télévision, dans l'attente du journal de vingt heures. L'écran s'est subitement mis à trembloter, s'est éteint, et je me suis soudainement retrouvé face au sauveur de l'humanité pour les uns, au suppôt de Satan pour les autres : un brave homme en complet veston très moderne, au sourire un peu triste, que l'on aurait pu facilement confondre avec celui d'un marchand de voitures d'occasion. Il était installé dos à une immense baie vitrée depuis laquelle on pouvait observer notre planète bleue vue de l'espace, spectacle toujours magnifique. Ses deux pieds étaient bien à plat sur le sol, ses mains posées sur les bords du pupitres derrière lequel il était installé. Le décor (car cela ne pouvait être qu'un décor de cinéma, à ma connaissance à cette orbite il n'y avait plus de gravité) était digne de Star Wars. Je me suis dit, comme la plupart de mes contemporains : qu'est ce que c'est encore que ça ? Une pub pour le Coca Cola ? En tout cas, c'est bien fait, c'est du gros budget...

    C'est alors qu'il a commencé à réciter le texte qui allait transformer radicalement nos vies, d'une voix chaude et assurée, dans un américain fluide et sans accent.

     

    « Mesdames et Messieurs, bonjour ou bonsoir,

    Ne cherchez pas à modifier le réglage de votre appareil, ce message est simultanément diffusé sur tous vos canaux.

    Je suis Mozgul S'Mohsiol, et j'interviens aujourd'hui pour vous informer que le Comité a décidé de prendre contact avec l'espèce humaine. D'ici quelques minutes, le 1er Moloph consacrera officiellement le Premier Contact.

    Le temps est venu pour l'humanité d’entamer des relations avec les autres espèces intelligentes de cette partie de la galaxie. Ces espèces intelligentes sont regroupées au sein d'un Comité informel, dont la tâche principale est de faire régner la paix en régulant la démographie des espèces émergentes et en canalisant les espèces agressives. La priorité du Comité est avant tout de préserver la vie et la diversité, en assurant à toutes les espèces non belliqueuses une place dans notre galaxie.

    L'humain n'est pas seul, il ne l'a jamais été. Dans une sphère de 2500 parsecs englobant la planète Terre, il existe 6748 mondes abritant la vie, dont 3899 avec une base carbone / oxygène comme la votre.

    Le temps du contact est venu ! 

    Vous pouvez remercier vos scientifiques ! Grâce à leurs découvertes de planètes extra solaires, grâce aux penchants malsains de l’humanité pour les armes de destruction massive et grâce au grave danger d’extinction qui vous menace, le contact était devenu inévitable.

    Selon les données acquises par les scientifiques du Comité depuis des milliers d’années, votre civilisation est sur le point de s'effondrer. Votre goût pour la guerre et l’accroissement non contrôlé de votre population sont sur le point de précipiter toute la vie abritée sur Terre dans l’oubli.

    Ce risque est désormais derrière vous, l'assistance du Comité va vous permettre d'éviter la catastrophe. Ce jour est un jour historique, il marque le passage de l'espèce humaine du statut d'espèce observée à celui d'espèce en évaluation le terme exact étant Kandar Sakar. Il faut considérer la promotion des humains en espèce Kandar Sakar comme une chance et aussi comme une mise à l'épreuve. Pendant cette mise à l'épreuve il n'y aura ni transfert de technologies ni autorisation d'essaimage dans la galaxie.

    Cependant, de façon à vous apporter la preuve des bienfaits du Comité, votre espèce tutrice aiguillera la recherche scientifique de vos chercheurs sur la mise à disposition d'une énergie illimitée non polluante et la recherche médicale. Vos chercheurs seront accueillis d'ici quelques semaines dans nos installations en orbite. Ils y recevront une formation de très haut niveau. Cet apprentissage ne donnera lieu à aucun transfert de technologie, mais devrait pouvoir vous donner accès à des bases théoriques qui révolutionneront vos connaissances, dans la limite des possibilités conceptuelles propres à votre espèce.

    Toutefois, l’assistance de votre espèce tutrice est limitée dans le temps. Votre statut Kandar Sakar ne pourra pas s’étendre au delà de cent de vos années. L’espèce humaine ne pourra plus intégrer le comité passé ce délai.

    Pendant la durée de votre apprentissage, vous aurez une obligation, à titre de rétribution pour les bienfaits dispensés par le Comité.

    Vous devrez participer à des compétitions avec d'autres espèces Kandar Sakar. Sur la base du volontariat, ces missions ont pour objectif l'éradication d’espèces Fatryl Sakur (des espèces nuisibles) pour lesquelles l'emploi de méthodes orbitales n'est pas possible sans dommages graves à l'écosystème de leurs planètes. Ces compétitions peuvent s'avérer lourdes en pertes de combattants et il vous faudra participer à un minimum de vingt compétitions pour prétendre obtenir votre place au sein du Comité. Vous pourrez vous y confronter aux autres espèces en cours d’évaluation. Seuls les meilleures pourront rejoindre le Comité !

    Vous devez considérer ces épreuves comme le paiement des technologies dont vous bénéficierez prochainement. La participation à ces épreuves est indispensable pour rejoindre le Comité, mais ne vous permettra à elle seule d'accéder au statut de Baellith S'Altars. 

    Pour devenir une espèce cooptée, membre à part entière du Comité, les Terriens devront impérativement avoir réduit la population humaine de la planète à un seuil acceptable pour préserver sa bio-diversité et assurer la sauvegarde de son écosystème. Ce seuil sera défini ultérieurement avec vos représentants.

    Vous devrez également accepter un strict encadrement du Comité pour les recherches dans le domaine de la génétique, de l'armement et de l'intelligence artificielle. 

    Vous devrez rapidement unifier vos représentants en une seule autorité planétaire et avoir aplani avant le délai des cent années tous vos conflits ethniques.

    Vous devrez aussi faire preuve de vos capacités scientifiques et accéder par vos propres moyens à la découverte d'un mode de propulsion interstellaire, quel qu’il soit.

    Enfin, le Comité étant une organisation basée sur la cooptation, vous devrez obtenir l’invitation d’au minimum cinquante espèces Baellith S'Altars. Libre à vous de les convaincre par tous les moyens à votre disposition : services rendus, matières premières, expressions artistiques remarquables, fourniture d'Izguls.

    Un dernier point : vous pouvez choisir, pour des raisons éthiques, culturelles, religieuses ou philosophiques de ne pas rejoindre le Comité. Dans ce cas, le Comité n'interférera plus avec les humains, mais vous ne serez pas autorisés à quitter votre système solaire. Vous repasseriez ainsi au statut qui était le votre jusqu'à aujourd'hui, celui de Decit Saker. Toute tentative pour contourner cette interdiction aurait pour conséquence l'attribution du statut Fatryl Sakur. 

    J'ai été choisi pour m'adresser à vous en raison de ma ressemblance avec vous, les Terriens. J'ai l'apparence d'un humain, j'en suis effectivement un. Mais je ne suis pas né sur Terre, je suis né dans une colonie d’évaluation située à 220 parsecs de votre planète. Je suis issu d'une souche humaine prélevée sur Terre il y a deux mille ans. Il y a plusieurs centaines d'individus comme moi dans les mondes du Comité. C'est une procédure standard dans le cadre de l'observation des espèces Decit Saker. Nous avons le rang d'Izgul, ce qui correspond dans votre culture à un moyen terme entre le serf et le domestique. Je précise que ce statut n'est pas synonyme d'oppression. Les Izguls vivent mieux, plus longtemps et sont plus heureux que la plupart des habitants actuels de la planète Terre, et ils ne sont pas forcés de servir, ils peuvent choisir de rester vivre sur la colonie d'évaluation. Les Terriens qui le souhaitent pourront postuler à ce statut et ainsi découvrir les étoiles sans avoir à attendre le passage du peuple humain à l'échelon Baellith S'Altars.

     

    Pour vous prouver que ce message n'est pas une plaisanterie, nous occulterons votre soleil pendant deux heures à partir de 10h00 GMT le 30 Avril et nous renouvellerons l'occultation à 18h00 GMT puis à 02h00 GMT le jour suivant, ce qui permettra à toute la population Terrienne de bénéficier de la démonstration. Ce procédé n'aura aucune répercussion sur votre écosystème.

    Dans l'immédiat il n'y aura pas de contact entre les humains et les Altars. Ce sont les Olophs, espèce Baellith S'Altars, qui seront les tuteurs de l'humanité. Je vous présente Allas Llultens Mohsiol, le Maleph des Olophs S'Iroldos : »



    Un Oloph entra alors dans le champ de la Caméra pendant que Mozgul s'inclinait devant lui. Un Oloph, sur lequel aujourd'hui plus grand monde ne se retournerait dans la rue. Je peux pourtant vous certifier qu'à l'époque, un alien verdâtre de plus de deux mètres, visqueux, avec trois paires de bras, plusieurs rangées d'yeux et de dents aiguisées, enrubanné dans ce qui ressemble toujours aujourd'hui à des organes internes ruisselant de sang, ça nous a fait de l'effet. Et que dire des quelques phrases qu'il prononça avec désinvolture dans un Anglais parfait avant la fin de la transmission : 



    « Je transmets à tous les Terriens les vœux de paix et d'amitié du Comité. Mon peuple, les Olophs, a été désigné pour vous guider vers la sagesse et la prospérité. Les Humains seront désormais reconnus dans l'univers comme Humains S'Olophs S'Iroldos. Nous allons procéder dans les prochains jours à la démonstration d'occultation afin de lever toute ambiguité quant à notre matérialité. Après cela nous ferons parvenir un second message à destination de vos représentants. A bientôt, chers Terriens. »



    C’est ainsi que le message prit fin. La première diffusion du message a touché environ 750 millions d'humains. La seconde, huit heures plus tard, plus du double. On considère que la troisième diffusion a été vue par plus de la moitié de l'humanité, moi compris. Mais trois diffusions n'ont pas suffi à nous faire saisir toutes les implications de ce message et surtout de ses non-dits.

    Les sondages commandés aussitôt par les médias partout dans le monde ont donné à quelques pourcentages près les mêmes résultats : 75 % de la population mondiale a pensé à une grosse blague.

    Le 1er Mai de l'an 0, après les trois éclipses d'une heure vécues par l'intégralité des habitants de la planète, les sceptiques étaient encore 32 %.

    C'est ce que le Dr Losem a qualifié de « frange incrédule », les adeptes de la théorie du complot, les sectaires obscurantistes, les incapables d'imaginer une vie extra terrestre. 

    Très rapidement, malgré la production des premiers générateurs «Mini-Sun», la mise sur le marché des nanobots anti-cancers et les premières flymobs motorisées à l'eau, la frange incrédule se radicalisa contre “le pseudo-Comité et ses Laquais Onusiens”. Encore aujourd'hui, il n'y a pas une semaine sans qu'un attentat terroriste vienne secouer notre planète.

    Il serait vain de lister ici toutes les répercussions économiques énormes de ce premier contact dans l'année qui le suivit, les implications sociales de la mise en place quasi immédiate du Plan Mondial de Limitation des Naissances et des guerres qu'il déclencha, tel n'est pas ici notre propos.

    Nous ne nous doutions pas non plus que moins de 8 % des Kandar Sakar réussissaient à parvenir au statut Baellith S'Altars... Nous ignorions aussi qu'aucune espèce Baellith n'avait été élevée au statut d'Altars depuis plus de 6500 ans de nos années.

    Il nous a fallu assez longtemps pour comprendre que les espèces Baellith étaient des serviteurs de luxe, tandis que les espèces Kandar Sakar étaient des apprentis serviteurs et les exécuteurs des basses œuvres du Comité. Les Decit Saker n'étant que de vastes réservoirs à serviteurs.



    Non, ce que l'on retient surtout aujourd'hui de ce premier contact, c'est notre première défaite aux «Fatryl Sakul Relneis» organisés six mois plus tard, la première d'une longue série de dix huit. Les «Fatryl Sakul Relneis», sont le divertissement préféré des espèces supérieures, une télé réalité génocidaire à l'échelle de planètes entières, la pire boucherie de l'univers connu, digne des jeux du cirque de nos anciens Romains, en pire.

    C'est le capital Broderby, du 4ème Corps d'Expédition des Nations Unies (4ème CENU) qui sur une inspiration a renommé cet évènement les « F-Games » dans une interview à CNNWorld restée célèbre. Son expression, reprise en boucle dans tous les médias mondiaux à l'issue de notre premier retour de vétérans, pour nos quatrièmes jeux, connu un succès foudroyant. Le seul de toutes ces premières campagnes...

    C'est ainsi que Caporal Broderby est passé à la postérité : grâce à son emploi du f-word. Il n'aura pas profité bien longtemps de sa célébrité, pour avoir incorporé le 6ème CENU avec un grade de Capitaine bien éphémère...

    Les rares survivants revenus des «Fatryl Sakul Relneis» depuis lors n'ont fait que confirmer le bien fondé de l'expression, qui est passée dans le langage courant.

    Le présent ouvrage a pour ambition de vous faire comprendre pour quelles raisons les Humains S'Olophs n'ont pas réussi à remporter un seul des F-Games auquel ils ont été conviés depuis plus de 16 ans, et pourquoi cette situation met notre espèce en grave danger d'extinction.

    Nous allons y détailler l’intégralité de nos connaissances sur les dix huit premiers FSR auxquels l’humanité a pris part.

    Je veux aussi et surtout vous transmettre ma profonde conviction, basée sur mon expérience personnelle et sur celle des milliers de nos camarades sacrifiés sur les champs d’honneurs de planètes lointaines : oui, la victoire est possible ! Nous l’avons déjà frôlée à plusieurs reprises, rien ne s’oppose à ce que nous puissions remporter nos 19èmes FSR, et repousser ainsi le danger qui pèse sur l’humanité. Mozgul ne nous avait pas dit non plus que vingt défaites de rang avaient pour conséquences de nous éliminer définitivement de la course au Comité, et de faire de nous par la même occasion des Fatryl Sakur, autrement dit le gibier de futurs F-Games !

    Le présent ouvrage a surtout pour vocation de vous convaincre, vous les athlètes de ces Jeux Olympiques de 2040 (ou plutôt de l'an 11 AC), de rejoindre le CENU pour défendre votre espèce, car nous avons besoin des meilleurs pour gagner.



    Général Jean Michel Daguard

    Bureau de recrutement du CENU

    Vétéran des 13, 14 et 15ème Fatryl Sakul Reilneis

    Grand Croix des Nation Unies

    Général en chef du 19ème CENU

    175 jours avant le début des 19èmes Fatryl Sakul Reilneis



    Cliquez sur le lien pour télécharger le détail des dix huit FSR





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    J'ai retrouvé, par hasard, au fond de mon placard,

    De vieux paquets de nouilles périmés.

    Par souci d'économie, j'ai décidé de les manger,

    Et j'ai trouvé ça très bon, avec un peu de lard.

    Tout allait bien, mais un peu plus tard,

    Je suis mort.

    Mon ventre, pourtant déjà singulier,

    S'est subitement mis à gonfler, avant d'exploser,

    Tel Challenger dans un beau ciel bleu d'hiver.

    Tout cela ne serait pas bien grave,

    Si tout mon salon n'était recouvert

    D'une fine couche de nouilles prédigérées.

    Ah là là,

    Que vont bien pouvoir penser de moi

    Les gens qui vont devoir nettoyer tout ça ?

     

     

     


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  • Extraits du journal de Simon Khussé-Dupoulait :

     

    15 Juin 2019.

    Ce matin, en signe de rébellion contre le système capitalo-consumériste, j'ai décidé de me faire tatouer.

    J'y réfléchis depuis longtemps et seule mon indécision sur la nature, la taille et l'emplacement du tatouage a empêché jusqu'à présent mon passage à l'acte.

    Mais je veux rejoindre la communauté des tatoués, faire comprendre à mes coreligionnaires que je suis de leur bord au premier regard. No pasaran !

    J'hésitais entre adopter une démarche humoristique à message (une scène de viol impliquant Mickey et Oncle Picsou) une démarche purement protestataire (la tête coupée de Donald Trump avec un impact de balle au milieu du front), une démarche écologiste (un oiseau mazouté en train de mourir dans une benne de tri sélectif).

    Finalement je me suis décidé : ce sera un mix des trois. Mickey tiendra la tête coupée de Trump d'une main tandis qu'il s'occupera de maintenir fermement Oncle Picsou de l'autre. Dans le fond de la scène, on devinera des bacs de tri sélectif dans lesquels des oiseaux mazoutés par les pétroliers du grand capital agoniseront. Sous entendu : le système est par nature anti-écologiste, il doit payer. 

    Sur l'emplacement, j'ai longtemps hésité entre le dos, les fesses et le bras. J'ai finalement opté pour le bras, les occasions de montrer mes fesses se faisant rares, presque autant que celles de me balader torse nu.

    Sur le bras, je pourrai partager ma haine de la société de consommation de façon beaucoup plus massive.

    C'est décidé, j'y vais.

     

     

    15 Juillet 2019

    Ma démarche a été mal interprétée, et j'ai perdu mon boulot.

    Les gens n'ont rien compris à la finesse de mon propos, il y en a même qui m'ont craché dessus, et je me suis fait casser la binette par des militaires bornés.

    Je suis dégoûté, j'avais un bon job.

    J'étais instituteur dans l'école de l'ambassade des États Unis à Paris. 

     

     


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    Cela faisait plusieurs semaines que les meilleurs chercheurs scientifiques de la planète étaient réunis à Paris. 

    Il y avait là cinq prix Nobel de physique, huit de chimie, une bonne dizaine d'astrophysiciens, quelques lauréats de la médaille Fields. Les chercheurs les plus éminents de l'humanité.

    Ils étaient réunis sous l'égide des Nations Unies pour trouver une solution à un problème qui angoisse l'humanité depuis des décennies. Les espoirs placés en eux étaient à la hauteur de l'enjeu.

    Les débats ont été houleux, certains chercheurs en sont même venus aux mains. La présence de trois femmes sur les trente six savants présents a contribué à exacerber les rivalités. On ignore toujours si Vitaly Tcherniak retrouvera l'usage de la main qu'il a mis aux fesses d'Isabella Riviera. Cette dernière était munie d'un slip à induction de son invention.

    Des théories spatio-temporelles très audacieuses ont vu le jour au cours de cette conférence cruciale pour expliquer le phénomène, mais elles ont toutes fini par être rejetées.

    Après plus d'un mois de travaux, le plus grand collectif de chercheurs jamais réuni s'est résolu à doucher les derniers espoirs de l'humanité. Ils ont délivré un terrible constat d'échec, et s’apprêtent à rejoindre aux quatre coins du globe leurs laboratoires respectifs, un peu honteux il faut bien l'avouer.

    Malgré tous les espoirs qui avaient été placés en eux, ils n'ont pas été en mesure de trouver une solution au problème le plus insoluble des soixante dernières années.

    À ce jour, il n'y a toujours pas d'explication au phénomène de la disparition des chaussettes dans les machines à laver.

     

     

    Ladé Kouvert

    Chroniqueur Scientifique de l'Observatoire des Sciences. 

     

     

    Un problème insoluble


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    En partant à la pêche au mérou,

    Il a oublié de tirer le verrou.

    Il reviendra ce soir,

    Chargé de deux beaux mérous,

    Mais délesté du contenu de ses tiroirs.

     


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    Une véranda ennemie,

    Une pie étourdie,

    Un chien dérangé

    (Ou revanchard),

    Une pie croquée.

    Jolies plumes noires

    Aux reflets bleutés,

    Eparpillées

    Dans la chaleur de l'été.

     

    La vie, la mort,

    Tout ça, tout ça.

    La vie, la mort

    Et les vérandas.

    Pour une fois,

    Ce vilain chat

    N'est pas en tort.

    Tant pis pour la pie,

    Tant mieux pour le souper. 

     

    L'odeur de la pie rôtie

    Donnera, peut être, l'idée

    À sa veuve éplorée

    De cesser sa triste litanie.

    La vie, la mort,

    Tout ça, tout ça.

    La vie, la mort, 

    Les vérandas,

    Et les nids abandonnés.

     

     

     


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  • Champaubert sur Ligognes. 

    Dans ce petit village de la France rurale comme il en existe tant, il y a ce soir un spectacle donné à « la maison pour tous ». 

    Un hypnotiseur de renom va venir faire découvrir aux campagnards les mystères de l'esprit. 

    À l'heure dite, alors que le soleil est en train de se coucher, la salle est comble. Depuis la représentation d'une pièce de théâtre amateur l'année précédente (de fort mauvaise qualité, malheureusement), c'est le premier événement culturel local à se mettre sous la dent pour les villageois. Pour assister à un spectacle, la plupart du temps, il leur faut prendre la voiture et faire au minimum cent vingt kilomètres.

    Pour les amateurs de spectacles amateurs, il y a toujours les hurlées de la Mère Guérano, dans la rue principale, par les journées de fortes chaleurs. Mais c'est toujours un peu la même chose, et on s'en lasse vite.

    La « maison pour tous » est une petite salle polyvalente, dans laquelle les clubs locaux de belote, de gymnastique volontaire (parce que personne n'est forcé d'y participer), d'atelier bijoux, de scrabble et quelques autres se réunissent chaque semaine selon un planning strict. Lorsqu'un évènement imprévu vient le chambouler, ça finit généralement en émeute, les aiguilles à tricoter deviennent des armes par destination et les pions de scrabble des objets contendants. Le week end et le soir elle se transforme en salle de sport pour les jeunes et les moins jeunes : handball, basket, ping-pong. Elle est aussi occasionnellement utilisée pour accueillir de petits banquets, mais l'absence d'une vraie cuisine complique l'organisation de ce genre d'évènements. Elle est mieux adaptée aux vins d'honneur, aux cocktails et aux remises de récompenses comme le mérite agricole. 

     

    Les chaises en coque de plastique ont été alignées devant la petite estrade par les bénévoles du comité des fêtes, qui a géré également la billetterie à l'entrée. La place est à 15 euros, un tarif qui a été fixé à l'issue d'une réunion agitée de trois heures entre les membres du comité des fêtes et la maire. La maire voulait renégocier le cachet de l'hypnotiseur, les membres du comité voulaient une subvention plus élevée. Au final, la réunion s'est terminée sur un compromis : la maire s'est engagée à prendre à sa charge les quelques centaines d'euros qui resteront à couvrir pour la venue de l’hypnotiseur, qui demande tout de même deux mille euros pour son spectacle. Le président du comité des fêtes s'est engagé à tenter une négociation avec l'hypnotiseur. Il a d'ailleurs tenté la négociation le lendemain, mais s'est heurté à un mur. Il n'a pas insisté, il se souvenait trop bien de ce qui s'était passé l'année précédente avec la troupe de théâtre amateur. Suite à la négociation des prix, les acteurs principaux s'étaient désengagés et la troupe s'était présentée avec ses remplaçants : une catastrophe, la moitié des spectateurs du village avaient quitté la représentation avant l'entracte. Il y en a même quelques uns qui étaient revenus avec des oeufs avant la fin. Et pas pour faire une omelette.

     

    Dans l'assemblée du soir, qui attend avec impatience le mage Gustave (célèbre pour être passé plusieurs fois dans l'émission de Patrick Sébastien), se trouve un vieux Monsieur. C'est Lucien Mollard, un ancien fonctionnaire des impôts, qui vit en reclus dans une propriété située un peu à l'écart du village. Sa présence étonne un peu, car il ne participe jamais aux activités de la commune et la plupart des spectateurs ne le connaissent pas. Certains anciens du village le saluent, mais globalement tout le monde discute avec ses connaissances et personne ne porte réellement attention au père Mollard. 

    Il s'est installé seul sur un des côtés du dernier rang et regarde ses chaussures dans l'espoir que personne ne vienne lui adresser la parole. Il a un physique passe-partout : un petit gabarit, les cheveux blancs, la soixantaine bien entamée. Il est vêtu à la mode locale : un pantalon foncé, une chemise à carreau bleu marine, des chaussures de travail qui ont connu des jours meilleurs, et un blouson marron. 

    Un appel est fait au micro pour que les derniers arrivés prennent rapidement place, une partie des lumières est éteinte pour donner un éclairage préférentiel à la scène.

    Une petite musique orientale sort des enceintes disposées aux extrémités de l'estrade, le silence se fait. 

     

    Le mage Gustave, la cinquantaine rondouillarde, la mine quelconque, sort par la porte de la réserve qui lui a servi de loge, et monte lentement les trois marches de l'estrade. Il est vêtu comme Bela Lugosi dans les anciens films de vampire : haut de forme, cape rouge et noire, costume noir. Il a poussé le vice à se maquiller avec de l'eye-liner. Avec son physique ingrat, le résultat est plutôt grotesque, mais les villageois ne font pas la fine bouche et l'applaudissent chaleureusement à sa montée sur scène. 

    Le mage Gustave prend la parole, sa belle voix pleine est amplifiée par un micro cravate : 

     

    • Bonsoir Mesdames, bonsoir Mesdemoiselles et bonsoir Messieurs. Je suis ravi d'être parmi vous ce soir afin de vous faire découvrir les mystères de la grande hypnose. Vous verrez ce soir des choses que vous n'avez jamais vues. Certains d'entre vous en sortiront transformés !

       

    La voix du mage Gustave porte bien, on voit qu'il fait ça depuis longtemps, son auditoire est déjà conquis. 

    Il reprend : 

     

    • Tout d'abord pour commencer, quelque chose de simple : j'ai besoin d'un ou d'une volontaire pour m'assister. Allons, allons, levez la main, ne soyez pas timide ! Vous Mademoiselle ? Parfait, montez me rejoindre.

       

    C'est la fille du premier adjoint au maire, Lucy Lansaitre, qui rejoint le mage sur scène. C'est une ado un peu délurée de dix sept ans, qui n'a pas sa langue dans sa poche, comme on dit par ici. 

    Le mage sait y faire, après les présentations et les plaisanteries d'usage, il hypnotise Lucy, et lui fait imiter tous les animaux de la ferme les uns après les autres. Elle est très convaincante en poule, un peu moins en vache, mais elle est parfaite dans le rôle de la chèvre. 

    La salle est pliée de rire, incrédule devant le talent du Mage. Même ceux qui l'avaient déjà vu chez Patrick Sébastien, dans son spectacle du samedi soir, sont étonnés. C'est mieux en vrai. 

     

    • Très bien Lucy, tu fais une très jolie chèvre, tu sais. Bien, regarde moi, dans dix secondes tu vas revenir à toi, et tu ne te souviendras de rien de ce que tu as fait sur scène. Tu demanderas à tes amies. Allez, la salle avec moi  : 10, 9, 8...

       

    La salle entonne le décompte avec le mage, et une fois tombé à zéro, Lucy écarquille les yeux, regarde la salle avec effarement, puis redescend de l'estrade à l'invitation de Gustave, sous les applaudissements des spectateurs.

     

    • Très bien, reprend le mage, nous allons maintenant passer un cran au dessus. Nous allons maintenant faire accomplir au prochain ou à la prochaine volontaire des exploits physiques inimaginables ! Il me faut un volontaire, allez, n'ayez pas peur c'est absolument sans danger. Je fais ce métier depuis trente ans, et jusqu'à présent je n'ai eu que six accidents mortels ! Ah ah, je plaisante bien sûr ! Allez, vous Madame ? Encore une jeunette, très bien, rejoignez moi sur la scène !

     

    C'est la mère Phélizeau qui rejoint le mage Gustave sur la scène. Elle a soixante douze ans, une bonne constitution de fermière, profession qu'elle exerce encore aujourd'hui en compagnie de ses deux fils dans leur exploitation de vaches laitières. 

    Le mage poursuit sur sa lancée, une fois les présentations d'usage avec la salle, il hypnotise la mère Phélizeau et parvient à la faire tenir en équilibre les pieds en l'air dans un poirier parfait, qui permet à l'assemblée de voir ses jupons, dans l'hilarité générale. Après cela il la fait jongler magnifiquement avec six quilles, puis la fait tenir en équilibre entre deux chaises, raide comme un bout de bois, la tête sur le dossier de l'une et les chevilles sur le dossier de l'autre.

    La salle est extatique, elle n'en revient pas, les applaudissement sont plus que nourris à la fin du décompte qui ramène la mère Phélizeau à la normale, et à son retour, un peu décontenancée, à sa place.

     

    • Très bien, reprend le mage, je vais maintenant passer au dernier échelon de l'hypnose, le plus complexe et le plus effrayant. Le prochain ou la prochaine volontaire va plonger dans sa mémoire profonde pour nous raconter son premier souvenir, il va revivre un événement heureux de son enfance, ou peut être d'une vie antérieure !
      Alors, reprend le mage d'une voie emphatique, qui va oser se porter volontaire pour cette expérience extraordinaire ? Personne ? Allons, un peu de courage ! Vous Monsieur ? Venez par ici, rejoignez moi !

     

    À la surprise générale, c'est Lucien Mollard qui monte sur scène. Il est pâle, comme déjà hypnotisé, on peut voir qu'il n'en mène pas large. Le mage s'en rend compte et tente de le rassurer : 

    • Ne vous inquiétez pas Monsieur, tout va très bien se passer. Comment vous appelez vous ?

    • Lu-Lucien, bégaie le frêle vieil homme, d'une toute petite voix.

    • Lulucien, c'est original ! Plaisante le mage, déclenchant les rires de la salle.
      Et que faites faites vous dans la vie, Lulucien ? Lui demande le mage.

    • Je suis retraité des impôts, répond Lucien.

    • Ah, vous êtes certain d'être retraité ? Je ne risque pas de contrôle fiscal si notre petite expérience se déroulait mal ? Plaisante à nouveau le mage, déclenchant une nouvelle fois les rires. 

    • Non, non, je suis bien retraité, ne vous inquiétez pas, répond Lucien avec grand sérieux. 

    • Bien vous me rassurez ! Êtes vous prêt pour cette grande expérience mémorielle, Lucien ?

    • Ou-oui, répond un Lucien hésitant. 

    • Très bien, asseyez-vous sur cette chaise et regardez moi dans les yeux. Vous vous sentez lourd, vous avez les paupières lourdes... une grande langueur envahi votre corps... vous voulez dormir... vous êtes détendu... fermez les yeux... saisissez le fil du temps ! Maintenant, ouvrez les yeux : vous allez plonger dans votre passé... plus loin... plus loin... encore plus loin... Dites moi, où êtes vous, Lucien ?

    • Je... je suis à la clinique Saint Michel, dit Lucien d'une petite voix d'enfant. Je vois ma Maman dans son lit. Elle a ma petite sœur dans ses bras, c'est Louise ! Elle n'est pas très belle, glousse Lucien.

       

    Murmures dans la salle, les spectateurs sont fascinés par ce qui se passe sur la scène. 

     

    • C'est très bien, reprend le mage Gustave. Maintenant, vous allez repartir encore plus loin. Plus loin... plus loin... si vous voyez un grand tunnel, vous allez le traverser. Vous le voyez, ce tunnel ?

    • Oui, répond Lucien d'une voix étrange. 

    • C'est bien, n'ayez pas peur, allez-y, traversez le !

       

    Le visage de Lucien est agité de soubresauts, son corps tremble, se convulse. Le mage, comme inquiet, recule d'un pas. Puis Lucien se calme soudainement, il reste immobile sur la chaise.

     

    • Lucien, que voyez vous ? demande le mage

    • Ton gros cul, espèce de guignol ! Répond Lucien, d'une voix très affirmée. Quelques rires fusent dans la salle.

       

    Le visage de Lucien est transformé : plus dur, plus intense. Le mage écarquille les yeux. Il sait déjà qu'il est dans la panade.

     

    • Qui êtes vous ? Demande le mage d'une voix impérieuse. Je vous ordonne de répondre !

    • Qui je suis ? Tu crois que je vais te donner mon nom, espèce de panse à frites ? Tu me prends pour un couillon dans ton genre, ou quoi ?

       

    Lucien détourne son visage du mage, et un sourire carnassier effrayant traverse son visage lorsqu'il voit les spectateurs effarés qui regardent le spectacle.

     

    • Allez, maintenant, assez joué, libère moi. Ça fait une éternité que je suis coincé dans ce con là, aujourd'hui je sors ! dit Lucien sur un ton de commandement. Il essaie de quitter son siège, mais n'y parvient pas tout à fait. 

       

    Un éclair de panique traverse le regard du mage Gustave, mais il se reprend rapidement :

    • Je vais compter et dans dix secondes vous reviendrez à vous, Lucien, et vous ne vous souviendrez de rien : allez, 10, 9, …

    • Non mais tu rêves, espèce de jobard, tu me prends pour un amateur ? tu crois que tu vas me faire rentrer dans ce corps avec ta formule de branquignol de mage de seconde zone ? l'interrompt Lucien, écumant de rage, la bave aux lèvres. J'y suis, j'y reste ! Putain, j'ai pas passé plus de 60 ans dans la peau d'un fonctionnaire des impôts pour y retourner volontairement ! J'ai rien à déclarer ! Tu sais à quel point il est chiant, ton Lucien ? Entre sa collection de timbres, son goût immodéré pour la camomille, ses chats qui puent et sa passion pour la télé-réalité, jamais j'y retourne ! T'imagines même pas le temps qu'il m'a fallu pour le décider à venir assister à ton spectacle pourri, et encore moins les efforts qu'il ma fallu pour le faire monter sur scène !

       

    Dans la salle, les spectateurs, gagnés par un certain malaise, commencent à échanger des regards inquiets. Quelques uns des moins courageux commencent à quitter la salle. 

    Sur scène le mage Gustave est en panique, il transpire à grosses gouttes. Il capte du regard les quelques spectateurs qui quittent la salle, affolés. 

     

    Il s'approche de Lucien et lui chuchote dans l'oreille : 

    • ok, ok, je ne te renvoie pas, mais tu joues le jeu, t'es en train de casser mon business, là ! Tu fais semblant de repartir et on en reste là. Après, tu te démerdes.

       

    Lucien lui fait un grand sourire et un clin d'oeil que seul le mage peut voir. 

    Le mage se recule et commence une incantation, avec force gesticulations : 

     

    • Vade retro, Satanas, hurle t-il ! Tu vas quitter ce corps maintenant, je te l'ordonne ! Vade Retro, Méphisto ! Je vais compter et vous reviendrez à vous Lucien, vous serez débarrassé de ce démon !

    Puis il ajoute in petto : 

    • Cecidit vincula. Vacat vobis, liberum

       

    Un éclair de triomphe passe dans les yeux de Lucien, mais aussitôt, son visage reprend une posture figée, sans expression.

    Le mage Gustave se retourne vers le public et lui demande : 

     

    • Allez, comptez avec moi, aidez moi à faire revenir Lucien ! 10, 9, 8...

       

    À la fin du décompte, sous les vivats du public, un Lucien hébété semble refaire péniblement surface. Les quelques spectateurs qui s'étaient éloignés vers l'entrée, reviennent tout penauds reprendre leur place, sous les quolibets des autres. 

    Le mage lui demande : 

     

    • Tout va bien Lucien, vous vous souvenez de quelque chose ?

    • Non, je ne me souviens de rien, que s'est il passé ? Demande Lucien avec sa petite voix, sous les rires de soulagement du public. 

    • Rien de grave, Lucien, nous avons fait une mauvaise rencontre, mais vous en êtes désormais débarrassé ! Vous pouvez reprendre votre place. Allez on applaudit très fort Lucien !

       

    Lucien quitte l'estrade et retourne s'assoir, sous les encouragements enthousiastes du public. 

    Le spectacle prend bientôt fin, après une séance d'hypnose collective, au cours de laquelle le mage Gustave parvient à hypnotiser une quinzaine de membres du public, qui sautillent sur place pendant quelques minutes. 

    C'est un petit triomphe pour le mage Gustave. Les spectateurs quittent la salle ravis, après de longues minutes d'applaudissement. Les membres du comité des fêtes rangent la salle. Gustave se démaquille, puis embarque son matériel dans sa camionnette. Dans la poche de sa veste, il vérifie bien qu'il y a toujours le chèque de deux mille euros du comité des fêtes. Son hôtel est à trente kilomètres, il n'y sera pas avant onze heures. 

    Gustave s'apprête à monter dans sa camionnette pour quitter les lieux, quand une voix l'interpelle.

     

    • Tu n'as pas oublié quelque chose ?

       

    C'est Lucien, qui sort de la pénombre d'un bosquet voisin, et qui s'approche. Son visage est à nouveau sévère, bien plus intense que la personnalité effacée qui a assisté calmement à la fin du spectacle. 

    Gustave soupire, et se retourne vers le vieil homme. 

     

    • Qu'est ce que tu veux ? Que je te renvoie ?

       

    Lucien ricane :

     

    • Comme si tu en étais capable... Tu n'allais pas partir sans me dire au revoir, quand même ? Tu ne te sens pas un peu responsable, de m'avoir relâché dans la nature ? Si ça se trouve, je suis un danger public !

    • Le vrai responsable c'est celui qui t'a enfermé dans ce corps, soupire le mage. Et je ne veux pas savoir pourquoi, ni comment. Nos chemins se séparent ici. Essaie juste de ne pas trop attirer l'attention dans les prochains mois. À la limite, déménage sans rien dire à personne, ce sera le plus simple pour toi. 

    • C'est ce que tu as fait, toi ? demande Lucien, narquois.

    • Oui... J'ai commencé ma carrière juste après. Mais je ne t'encourage pas à faire la même chose, le secteur est bouché, t'as bien vu où j'en suis réduit à me produire...

    • T'inquiète pas, mon gros. Je ne m'abaisserai pas à ce genre de spectacle indigne. Tu n'as vraiment aucun amour propre, pour faire des choses aussi ridicules.

       

    L'ex-Lucien crache un gros mollard aux pieds de Gustave. Il est clairement dans une logique d'affrontement. Ses pouvoirs le démangent. Classique, après une aussi longue période d'inactivité.

    Gustave hausse les épaules, il préfère ne pas répondre, il ne sait pas exactement à qui il a à faire, et il ne tient certainement pas à le découvrir. Il monte dans sa camionnette sans un mot, démarre, et s'éloigne le plus vite possible. Il sait qu'il a fait une grosse boulette, mais il s'en sort à bon compte. Et avec son chèque.

    Dans son rétroviseur, l'enveloppe corporelle de feu Lucien Mollard disparaît progressivement dans la nuit.

    Un démon de plus dans la nature.

    Sale soirée.

     


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    Au départ, c'était une idée de ma femme : monter au dernier étage de la plus haute tour du monde avec un ascenseur, et redescendre du sommet par les escaliers.

    Durée de la montée : deux minutes douze secondes. Durée de la descente : inconnue.

     

    Il faut avouer que sur le papier, c'était plutôt une bonne idée : l'ouverture de l'ascenseur sur le roof-top panoramique, qui donne l'impression d'arriver dans les nuages, au dessus d'une ville microscopique, est à couper le souffle. Ça méritait presque les douze heures de vol en classe économique.

    Nous avons immortalisé ce moment par quelques selfies en prenant soin d'éviter de mettre un des nombreux autres touristes dans le champ, ainsi qu'avec une belle vidéo (avec touristes inconnus dans le champ) envoyée illico dans le cloud pour la postérité. De quoi faire grincer quelques dents chez les amis et la famille, et donner ainsi du boulot à leurs dentistes dès leur retour de vacances. Ma femme et moi tenons un cabinet dentaire à Conflans-Sainte-Honorine.

    Après ça, il fallait bien redescendre : 334 étages, 7392 marches, 1400 mètres de dénivelé.

    Sur le papier, il n'y avait rien d'impossible. Avec de bonnes chaussures, de bons genoux, un peu d'esprit d'aventure et de volonté, en une paire d'heures ça devait pouvoir se faire.

     

    Il nous a déjà fallu plus d'une heure pour convaincre la sécurité de nous laisser descendre la tour via les escaliers. Un responsable, replet, moustachu et ombrageux, est même monté (par l'ascenseur) pour essayer de nous dissuader de tenter cette aventure.

    Finalement, après moult palabres, nous avons dû lui remettre nos téléphones, qu'il a promis de nous rendre dans le hall d'accueil de la tour : il voulait absolument éviter que nous lancions une mode, et la seule façon de descendre ce maudit escalier était de lui remettre les appareils qui auraient pu nous permettre de documenter notre aventure.

    J'ai bien tenté de convaincre Valérie, ma femme, de laisser tomber. Peine perdue. Ce n'est pas qu'elle soit têtue, non. Son état relève plus du domaine médical. C'est une entêtée pathologique. C'est son seul défaut. D'après son père, c'est une maladie héréditaire dans la famille. D'après la mère de Valérie, le père de Valérie est un connard. Ils se sont séparés en mauvais termes, à l'issue d'un mariage houleux de trente ans.

     

     

    Je dois dire que les premiers étages ont été amusants à descendre : il n'y a pas de fenêtres dans la cage d'escalier, et les lumières se déclenchent avec des détecteurs de mouvement. Ça donne le sentiment de s'enfoncer dans un puits sans fond.

    Le responsable de la sécurité nous avait prévenu : de l'intérieur de la cage d'escalier, il n'est pas possible d'ouvrir les portes menant aux étages inférieurs : il faut un badge pour les ouvrir, et la seule porte que nous pourrions ouvrir serait celle du rez de chaussée. Bien entendu, Valérie a essayé d'ouvrir quelques portes, mais en vain.

     

     

    L'incident s'est produit au 227ème étage. Nous étions en train de nous engueuler, Valérie et moi. Selon elle j'avais capitulé trop rapidement, au sujet de la remise de nos téléphones au responsable de la sécurité. Elle était quelques marches devant moi, et m'envoyait des propos venimeux en me jetant des regards assassins derrière son épaule. J'avais remarqué que le lacet de sa basket droite était délacé, depuis quelques étages déjà. Je voulais le lui dire, mais comme d'habitude elle ne me laissait pas en placer une. Arriva ce qui devait arriver : elle a marché sur son lacet avec le pied gauche et est partie en vol plané.

    Je ne suis pas médecin, pas vraiment, mais j'ai tout de même quelques années de médecine derrière moi, assez pour établir un diagnostic sommaire : une grosse entorse de la cheville droite, une probable fracture du cubitus gauche, une fracture du plancher orbital assez moche, et le silence, conséquence directe et bienvenue d'une perte de connaissance. Ça n'a pas duré bien longtemps.

     

    Une fois revenue à elle, en l'absence de téléphones je me suis immédiatement mis en quête de secours. Ce qui accessoirement m'a permis de m'éloigner des gémissements de douleurs et des récriminations acides de mon épouse.

    Bien entendu, comme de juste, je n'ai pas pu ouvrir la porte du 227ème étage, pas plus que celle du 226ème. J'ai tout tenté : j'ai crié, j'ai frappé, j'ai essayé de défoncer les portes avec les pieds, comme dans les films, puis avec un extincteur : les portes sont très solides, probablement très bien insonorisées, et personne n'a répondu à mes appels.

    Je suis revenu près de Valérie, adossée au mur, sur le pallier du demi étage situé entre le 227ème et le 226ème. Elle était pâle. Blanche comme la craie. Pour une fois, je n'ai pas eu trop de mal à imposer mon idée, à savoir descendre le plus vite possible au rez de chaussée pour contacter les secours. J'aurais peut-être pu la porter, mais nous sommes tombés d'accord pour dire que c'était trop risqué.

    J'ai donc repris ma descente, à un rythme plus soutenu, mais sans non plus dévaler les escaliers à toute blinde, et risquer à mon tour l'accident. Je n'ai pas vérifié mes lacets : je fais systématiquement des doubles-nœuds sur toutes mes chaussures.

     

     

    Dans cette descente réfléchie en quête de secours, j'ai eu le temps de cogiter. Je dois avouer qu'aux alentours du 110ème étage, je me suis posé la question de quitter la tour sans avertir quiconque de la présence d'une dentiste amochée entre le 226ème et le 227ème. Mais cette réflexion n'a pas duré plus de quelques étages, pour des raisons à la fois pratiques et morales.

    Pratiques, car le responsable de la sécurité aurait certainement été étonné de me voir récupérer seul les deux téléphones. Et j'imaginais les conséquences, si une Valérie abandonnée à son sort parvenait à descendre par ses propres moyens. L’énucléation, l'émasculation, puis la taule, au mieux. Et même si personne ne retrouvait jamais son corps sans vie dans la cage d'escalier de cette tour, je ne vois pas comment j'aurais pu rentrer à Conflans-Sainte-Honorine sans elle et reprendre ma vie comme si ne rien était. Il y aurait forcément eu quelques questions dans mon entourage au sujet de la disparition de ma femme. Je suppose.

    Également des raisons morales, car aussi pénible soit elle, Valérie ne mérite pas de mourir seule dans le noir, dans une cage d'escalier, serait-ce l'escalier de la plus haute tour du monde. Pas vraiment. Mourir seule, dans l'unité de réanimation bien éclairée de l’hôpital d'un pays exotique, pourquoi pas. Tout le monde doit bien mourir un jour. Mais de préférence sans que je sois jugé pour non assistance à personne en danger.

    Heureusement, on ne peut pas me juger pour avoir des fantasmes, fussent-ils un peu malsains. Pas encore. Ça viendra peut-être. On arrête pas le progrès.

     

     

    Au fil des étages, j'ai perdu un peu la notion du temps. Il faut dire que la disparition des numéros d'étages à partir du 100ème a eu un côté déstabilisant. Il y a bien des choses écrites sur les portes, mais ce ne sont plus des chiffres, juste des caractères indéchiffrables du dialecte local. J'ai vite perdu le compte des étages, en me disant que le rez-de-chaussée serait forcément indiqué.

    J'avais l'impression de descendre depuis des plombes, et je sentais monter en moi une sourde angoisse. C'est quand je suis arrivé devant une porte marquée -100 que j'ai commencé à paniquer. Mais je n'ai pas fait n'importe quoi : j'ai décidé de remonter le plus vite possible, en comptant les étages. De cette façon j'allais forcément trouver le rez de chaussée.

    Essoufflé et transpirant, j'essayais d'ouvrir chacune des portes sur mon passage, au cas où. Elles étaient toutes fermées, bien évidemment.

    Arrivé à ce que je pensais être le rez de chaussée, une porte que rien ne distinguait des autres, j'avais le pressentiment que je ne parviendrai pas à l'ouvrir.

    J'avais raison.

    Mais au moins, j'avais la certitude qu'il y avait du monde derrière la porte. À notre arrivée dans la tour j'avais été frappé par la foule présente dans le hall d'entrée. J'étais assez confiant dans ma capacité à attirer l'attention de quelqu'un, pourvu que je parvienne à faire suffisamment de bruit.

    J'ai du passer au moins une demi-heure à crier, à taper sur la porte avec un extincteur. J'ai même essayé de faire passer la poudre de l'extincteur sous la porte pour que ceux qui étaient derrière voient qu'il y avait un problème. Peine perdue, étanchéité totale. J'étais couvert de poudre blanche, presque aphone, les mains en sang, au bord de la crise de panique. Personne n'a jamais répondu à mes appels.

    J'ai eu un moment de doute : devais-je redescendre ou remonter ?

    Pour des raisons pratiques, la descente était une solution évidente. Physiquement je ne suis pas particulièrement endurant. Je ne suis ni sportif ni fan de cardio. J'avais déjà descendu 434 étages et j'en avais remonté 100, avant de m'échiner sur une porte fermée. Mon corps votait pour essayer de trouver une issue vers le bas.

    Pour des raisons morales, il m'a semblé plus approprié de remonter, ne serait-ce que pour faire un point de la situation avec Valérie.

    J'ai souvent cru que j'allais mourir en remontant ces étages. Mais je ne suis pas mort. J'ai essayé d'ouvrir toutes les portes, plus par acquis de conscience que par conviction. Et puis ça m'a permis de faire une pause à chaque palier.

    Arrivé au 167ème étage, j'ai commencé à entendre les appels au secours de Valérie. J'ai réussi à me signaler quelques étages plus haut, et je l'ai retrouvée sur le palier du 183ème. Elle avait trouvé le temps long, et avait décidé de descendre par ses propres moyens, craignant, selon ses dires, qu'il me soit arrivé quelque chose. Quand je lui ai narré mes aventures, elle l'a plutôt bien pris, je trouve. Il faut dire que mon apparence épouvantable devait parler en ma faveur.

    De son côté ce n'était pas beaucoup mieux : elle était toujours aussi blanche et sa plaie à la pommette avait pris une mauvaise teinte.

    Nous avons longuement conféré. Valérie voulait que je remonte au dernier étage pour tenter ma chance avec les touristes du roof-top panoramique. Pour sa part, elle se proposait de descendre le plus bas possible. Le premier à trouver âme qui vive lancerait les secours à la recherche de l'autre. Avec pour consigne de rester aux extrémités de la tour. Le haut pour moi, le bas pour elle.

    Je militais pour ma part pour une stratégie de descente commune, pour des raisons à la fois pratiques et morales, assez évidentes pour ne pas avoir à les détailler.

    Pour la deuxième fois de la journée, j'ai réussi à imposer ma vision des choses, ce qui m'a confirmé la gravité de la situation.

    La descente a été interminable. L'entorse de la cheville de Valérie n'a pas aidé, le strapping approximatif que j'ai confectionné avec des lambeaux de ma chemise n'ayant convaincu ni Valérie ni son entorse. Globalement, la descente a été silencieuse. Non pas parce que nous n'avions rien à nous dire, mais surtout parce que la soif nous a empêché de parler. La petite bouteille d'eau que Valérie avait dans son sac était vide depuis bien longtemps. Nous avons bien entendu tenté d'ouvrir les portes, en particulier celle du rez de chaussée. À partir du niveau -100, je me suis dit que nous touchions au but. Nous étions épuisés, assoiffés, démoralisés. Mais nous avons continué, encore et encore. Pour la première fois j'ai compris la notion de la relativité du temps : j'ai l'impression d'avoir passé des années dans cette cage d'escalier, à tourner en rond.

     

     

    Je m'attendais à peu près à tout quand nous sommes arrivés, totalement exténués, au dernier niveau, le -334 : une porte fermée, une porte ouvrant sur les enfers, un mur infranchissable. Je m'attendais à tout, mais pas à ce que nous y avons trouvé. Certes, il y avait bien une porte, fermée, comme toutes les autres. Mais, dans cette porte, était aménagé une espèce de guichet artisanal, avec une petite ouverture en plexiglas. Derrière le guichet et le plexiglas, il y avait le responsable de la sécurité de la tour, toujours aussi replet, toujours aussi moustachu, qui nous souriait de toutes ses dents.

    Et, dans la dernière volée d'escalier avant le guichet, il y avait un petit amoncellement de cadavres, tous à des degrés plus ou moins avancés de momification.

     

    Ça nous a coûté 2500 dollars chacun, pour quitter la cage d'escalier. Le responsable de la sécurité, bien plus aimable que sur le roof-top, a été arrangeant, il a accepté notre paiement par carte bancaire. Il nous a même donné notre reçu.

    Il a fallu que je déplace quelques cadavres pour qu'il puisse ouvrir la porte. Nous avons alors découvert le contenu du niveau -334 : un parking souterrain, avec quelques voitures garées ici et là, mais pour l'essentiel c'était presque vide.

    Le responsable de la sécurité nous a aimablement fourni des bouteilles d'eau et un paquet de gâteaux secs, s'est inquiété de la santé de Valérie, nous conseillant un hôpital de la ville tenu par son cousin, puis nous a conduit à la cage d'ascenseur la plus proche. Il a attendu avec nous, assez longtemps, avant que l'ascenseur arrive. Il nous a invité à entrer, nous a suivi, a appuyé sur le bouton du rez de chaussée en nous recommandant de ne toucher à rien, puis il est ressorti et nous a fait au revoir de la main quand les portes de l'ascenseur se sont refermées, toujours avec un grand sourire. Valérie et moi, nous avons échangé un regard, mêlant incrédulité et soulagement. Valérie a pris ma main dans la sienne, et c'est avec une certaine délivrance que nous avons vu les étages commencer à défiler sur le panneau de contrôle.

    Puis, d'un seul coup, entre le niveau -82 et le niveau -81, l'ascenseur s'est bloqué.

    J'ai appuyé sur le bouton d'appel d'urgence, mais, en l'absence de réponse, Valérie et moi nous sommes assis sur le plancher, l'un à côté de l'autre, dans le silence. Quelques minutes plus tard, les lumières de l'ascenseur se sont éteintes.

    Nous avons attendu. Longtemps. Très longtemps. Pour passer le temps j'ai suggéré des activités qui ont toutes été rejetées avec plus ou moins d'amabilité. Plutôt plus, étonnamment.

     

     

    Nous étions sur le point de perdre tout espoir quand l'interphone a crachoté.

    Le responsable de la maintenance des ascenseurs voulait savoir si nous avions une carte bancaire.

     

     


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    Je ne me souviens pas comment je suis arrivé ici. Je me souviens de m'être couché hier soir, et c'est comme si je venais de me réveiller dans cette espèce de grand hangar moche. 

    Il y a beaucoup de monde là dedans, beaucoup de vieux, mais ici et là des gens de mon âge et quelques gamins qui pleurent. Ils pleurent car ils sont paumés, comme tout le monde semble t-il.

    En fait, c'est une gigantesque file d'attente. Je m'en suis rendu compte car quand je suis arrivé j'étais à une des extrémités du hangar, et maintenant je suis à peu près au milieu. Derrière, ça continue d'arriver, le hangar est plein. Je ne sais pas ce qu'il y a à l'autre bout, mais je vais probablement finir par le découvrir. 

     

    Devant moi, il y a une vieille dame, dans ses habits du dimanche. Genre grenouille de bénitier, avec un crucifix de trois kilos autour du cou. Normalement, j'aurais du la doubler depuis longtemps, mais je n'y arrive pas. C'est comme dans un rêve dans lequel on veut absolument faire quelque chose sans jamais y arriver. Mais je suis presque certain que je ne suis pas en train de rêver. Le béton rêche sous mes baskets, l'éclairage blafard, la vague odeur d'ozone, le profond silence à peine dérangé par quelques sanglots d'enfants, tout cela est trop réel, mes rêves ne sont pas aussi riches. Et il fait froid. Je n'ai jamais eu froid dans un rêve, en tout cas dans aucun rêve dont je me souvienne. 

     

    J'observe avec un certain détachement les gens qui m'entourent. Sur ma droite, il y a une jeune femme en survêtement rouge, très maigre, pas trop belle il faut bien l'avouer, avec laquelle j'échange parfois quelques regards d'incompréhension. Elle est comme moi, elle ne comprend pas ce qui se passe. Elle doit trouver que le minus à côté d'elle en jeans, baskets, et chemise délavée, à l'air aussi paumé qu'elle. Ce gars là, c'est moi  : trente huit ans, pas très grand, toutes mes dents, cheveux filasses et bide de buveur de bière, un gars ordinaire qui n'attire en général guère les regards du beau sexe, même de celui qui ne porte pas bien son nom. 

    La file continue d'avancer. Je suis doublé sur ma gauche par un landau sans pilote, qui contient un bébé silencieux. Il remonte toute la file, les gens s'écartent sans un mot. Probablement un VIP qui a acheté un coupe-file. 

     

    Il y a de plus en plus de gens qui pleurent, autour de moi. Ils doivent avoir compris quelque chose qui m'échappe encore. J'ai toujours été un peu lent. Je sais, c'est énervant.

    La file avance encore. J'arrive maintenant à discerner ce qu'il y a devant  : des rangées de bureaux disparates, avec des gens assis derrière, probablement des bureaucrates. On dirait qu'ils font passer des entretiens, ça semble rapide. Si c'est pour un job, ce n'est probablement pas pour quelque chose de prestigieux. Les bureaucrates sont habillés en civil, il y a des hommes, des femmes, de tous les âges, de toutes les origines, dans toutes sortes d'accoutrements. Derrière les bureaux, il y a des portes. Quand les entretiens sont terminés, les gens sortent par là. 

    La fille maigre en survêtement rouge est en train de s'assoir devant le bureau dévolu à la file de droite. Devant moi la veille dame au crucifix est la prochaine à passer. En ce moment c'est un vieux Monsieur qui est assis en face du scribouillard. Il se lève, et sort par la porte derrière le bureau sans que je puisse voir sur quoi elle mène. La vieille dame qui sent un peu le moisi d'Église le remplace. C'est un gros rougeaud en complet veston saumon qui fait passer les entretiens. Il n'a pas l'air particulièrement aimable, il y a une vague expression d'ennui sur son visage. Un peu comme celle que l'on pouvait voir sur ceux des opérateurs de péages, avant qu'ils ne soient remplacés par des boites en fer, toujours d'humeur égale, elles.

    J'essaie d'écouter ce qui se dit devant moi, la veille dame semble agitée et elle gesticule sur son fauteuil, agite son crucifix au dessus de sa tête et lève les bras au ciel comme si elle se sentait victime d'une injustice. Mais je n'entends rien, absolument rien de la conversation qui se tient à trois mètres de moi. Le gros rougeaud semble toujours ennuyé, mais avec une trace d'agacement en plus, maintenant. Il semble désormais s'adresser à la vieille dame assez sèchement. 

    Sur ma droite la dame en survêtement rouge se lève et se dirige vers la porte, un demi sourire aux lèvres. Ou une grimace, difficile à dire, je ne la connais pas depuis longtemps. 

    Devant moi, la petite vieille ne gesticule plus, elle est voutée, immobile sur sa chaise. Péniblement, elle se lève et se dirige vers la porte qui est derrière le bureau. 

    Le gros rougeaud me regarde et s'adresse à moi d'un air sévère  :

    • Au suivant  ! Dit-il d'un ton comminatoire.

    Sur son bureau se trouvent un clavier avec un écran d'ordinateur de la fin du vingtième siècle, quelques classeurs et tout un assortiment de tampons et de stylos, rangés dans un ordre impeccable, par couleurs. Je m'avance vers le bureau, et je m'assieds quand le bureaucrate m'y invite. 

    • Bien, à nous, dit le gros rougeaud. Vous êtes bien Florian Choiselat, trente huit ans, auparavant domicilié à Courcouronnes, et exerçant la profession d'employé de libre service ? Je vois que vous avez souvent été malchanceux avec vos jobs ? Trente deux postes en vingt ans de vie active ?

    • Oui, c'est moi, j'ai toujours eu le chic pour trouver des boulots pourris, mais je suis toujours domicilié à Courcouronnes, j'y habite depuis toujours.

    Le gros rougeaud me jette un regard suspicieux  :

    • Vous n'avez pas encore compris ce que vous faites là ? Il plisse les yeux pour regarder l'écran antédiluvien de son PC, devant lui, et ajoute : ah oui, vous dormiez...

    • Non, je ne comprends pas ce que je fais là, si vous pouviez m'expliquer ce serait sympa. 

    • Bon écoutez, il n'y a pas trente six façons de vous l'expliquer  : vous êtes mort. Vous êtes mort dans votre sommeil, sans souffrances, et sans reprendre conscience. Actuellement, votre corps est en train de refroidir dans votre lit. 

    Je ne trouve rien de mieux à répondre que :

    • Ah bon ? 

    Je fais l'étonné, mais en fait c'est une explication plutôt logique. En tout cas, comme ça, à froid, je n'en vois pas d'autre. Je reprends  :

    • Mais alors, qu'est ce que je fais là ?

    Le gros rougeaud me lance un regard agacé, du genre « c'est pas gagné avec ce corniaud là ». C'est un regard que j'ai assez souvent vu chez mes interlocuteurs pour être en mesure de le reconnaître sans difficulté. 

    • Vous êtes au tri, et je suis votre trieur. Je suis là pour vous orienter dans votre vie après la mort. Et j'ai pour tâche de vous trouver un poste dans lequel vous pourrez battre votre record terrestre, qui est, je crois, de quatre mois, si j'en juge mon ordinateur ?

    • Ah bon, pas plus ? 

    Je suis vraiment étonné, surtout parce que jamais je n'ai sérieusement envisagé qu'il existe vraiment une vie après la mort. Pour moi c'était de la faribole de curé, une invention utile pour contrôler les masses avant l'invention de la démocratie. 

    Le rougeaud relance  :

    • Oui, je suis là pour vous affecter à un service dans lequel vous allez passer votre période probatoire d'initiation à l'au-delà. Je vais faire simple : il n'y a ni enfer, ni paradis, ni purgatoire. Ici, vous serez évalué dans un poste adapté pendant une période plus ou moins longue, afin de déterminer vos... capacités. Et les meilleures façons de les mettre au service de la communauté. 

    • Ah, ok, je lui réponds, tout en me demandant dans quelle arnaque je suis encore tombé.

    Le rougeaud me jette un regard en biais  : 

    • Oui, bon. L'évaluation globale de votre séjour terrestre est plutôt positive. Vous êtes quelqu'un de calme, de lent, plutôt inoffensif... Prenez ça comme un compliment, je vous prie.

    • Pas de souci. Inoffensif, ça me va bien. 

    • Bien. On a pensé à vous affecter à la surveillance des prisonniers. C'est un poste plutôt routinier, sans grandes responsabilités, mais qui demande de la patience, de la ponctualité et une bonne stabilité mentale. Qu'en pensez vous  ? 

    • Pourquoi pas... De toute façon, je suppose que je n'ai pas le choix  ?

    • Pas vraiment, mais si vous aviez un problème moral ou éthique avec ce type d'emploi, je pourrais toujours vous proposer un poste technique dans une des zones de maintenance de l'au-delà. Mais je vous préviens, c'est beaucoup plus stressant que la surveillance des prisonniers. Donc c'est bon, on part sur la pénitentiaire ?

    • Bah, oui. mais j'aurais quand même une question à vous poser... 

    • Dites toujours.

    • Qui sont les prisonniers ? Vous venez de me dire qu'il n'y a pas d'enfer, pas de purgatoire...

    • C'est une bonne question, répond le rougeaud avec un air surpris. Je ne peux pas vraiment y répondre, la porte derrière moi vous emmènera directement à votre nouveau superviseur, il va vous mettre en route et il vous expliquera tout ça. 

    • Bon, et bien ok... Merci ?

    • De rien.  »

    Sur ce, le bureaucrate se met à tamponner tout un tas de document comme un psychopathe. Je me lève, je me dirige vers la porte. Je n'en mène pas large, mais je l'ouvre. 

    Derrière moi, j'entends le gros rougeaud crier  : «  Suivant  !  »

     

    Derrière la porte, j'arrive directement dans ce qui ressemble à une prison cauchemardesque, en plus lumineux. C'est toujours un hangar, à peu près le même que celui que je viens de quitter, mais aménagé sur au moins une vingtaine de niveaux, reliés entre eux par des escaliers et des corridors métalliques. Il y a des milliers de prisonniers dans ce hangar. Les conditions de détention semblent spartiates, avec toutefois le minimum vital : un lit, un cabinet de toilette, une petite table et une chaise. Certains prisonniers et prisonnières me regardent, ils ont tous le même regard un peu dans le vide. Ils sont habillés en civil, leurs vêtements sont propres mais élimés. La plupart sont couchés sur leur lit.

    Il n'y a aucun son dans cette prison, il règne ici un silence lourd et malsain. 

    J'entends soudain une voix au dessus de moi qui m'interpelle  : 

    • Choiselat ? Vous êtes là depuis longtemps ?

    • Non, j'arrive à l'instant.

    • Montez, vous n'êtes pas arrivé au bon étage, ça arrive tout le temps.

    Je me dirige vers l'escalier métallique qui mène au niveau supérieur. Arrivé en haut de l'escalier, je vois une grosse dame aux cheveux ébouriffés dans un uniforme de gardien, assise derrière un bureau du même genre que celui du trieur que je viens de quitter. Autour du bureau, il y a les mêmes cellules et les mêmes prisonniers hagards qu'à l'étage du dessous. 

    • Asseyez vous, Choiselat, me demande la gardienne en me désignant le siège qui fait face à son bureau. Je me présente, je suis la Chef Dugond, responsable de ce secteur pénitentiaire, vous pouvez m'appeler Chef, dit elle en me tendant sa main au dessus du bureau.

    Je lui serre la main et je m'assieds. 

    Elle ajoute, avec un sourire aimable : 

    • Alors, je suppose que vous voulez savoir en quoi consiste votre job ?

    • Oui, Chef. 

    • Bien, je vois que vous percutez, ça va vous aider à vous intégrer rapidement. Votre job est très simple : vous faites des rondes et vous vérifiez que tout se passe bien. Vous distribuez le repas des prisonniers à heure fixe et vous veillez à la propreté des lieux. Lorsque vous avez terminé votre garde journalière, qui dure 8 heures, vous avez accès aux zones de repos des gardiens jusqu'au jour suivant. Pour des raisons budgétaires, les zones de repos des gardiens sont des cellules, mais bien entendu elles ne sont pas fermées à clef, se bidonne t-elle. 

    Elle se reprend et poursuit  : 

    • Vous êtes en période probatoire d'initiation à l'au delà, on vous l'a bien expliqué  ?

    • Heu, oui Chef. Mais on ne m'a pas dit combien de temps ça allait durer, ni ce qui va se passer à la fin de la période probatoire...

    • Ouh là  ! Chaque chose en son temps  ! S'exclame la Chef. La période probatoire est variable, ça dépend de chacun. Pour certains c'est quelques mois, pour d'autres c'est beaucoup plus long, tout dépend de leur adaptation et de leur capacité à observer le règlement à la lettre. 

    Sur ce, elle décroche un téléphone à cadran qui a certainement appartenu à un contemporain de Guy Lux, compose un numéro à trois chiffres, puis entame bientôt une conversation rapide :

    • Miguel ? C'est la chef Dugond. Oui, merci. Écoutez, je vous envoie le nouveau. Choiselat. Vous me l'équipez et vous me le mettez en binôme avec Garboni. Ok. Ça marche. Salut.

    Après l'avoir dûment tamponné avec conviction, elle me confie une feuille A4 et me dit  : 

    • Bon Choiselat, vous allez vous équiper à l'économat, vous remettrez ce formulaire à l'Économe, qui vous y attend pour vous fournir votre uniforme et votre trousseau. De là vous rejoindrez Garboni, qui sera votre poisson-pilote et qui vous expliquera les subtilités de notre établissement. Nous ferons ensemble un premier point sur votre intégration dans une semaine. 

    • Bien Chef, dis-je en me levant.

    La Chef désigne du pouce le couloir qui est dans son dos  : 

    • C'est au bout du couloir à droite. Ne vous approchez pas des cages, restez bien au milieu.

    • Heu, Chef ?

    • Oui Choiselat ?

    • Vous pouvez me dire qui sont les prisonniers ? Le trieur m'a dit que vous m'expliqueriez.

    • Les prisonniers ? Rigole t-elle. Et bien ce sont des surveillants qui ont loupé leur période probatoire d'initiation à l'au delà, bien entendu !

    Elle ajoute  :

    • Ils sont détenus ici en attente du jugement dernier. Les tribunaux sont encombrés, mais leur tour viendra. Il vient toujours. 

     

    Dépité, je me dirige vers l'économat. 

    Le trieur avait raison, je n'ai jamais été foutu de conserver un poste plus de quatre mois. Je ne sais pas comment je me débrouille pour toujours tomber sur des jobs à la con. 

    Mais celui là, c'est quand même le pompon.

     

     


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  • Avant de vous expliquer notre recherche, il faut que je vous fasse un point de la situation. Je suis membre du club de natation de Monjoie en Bière*, et le bureau provisoire du club m'a confié une tâche délicate. J'ai été désigné volontaire après avoir été appâté par le poste de maître nageur provisoire. 

    J'ai toujours rêvé d'être maître-nageur. Dictateur, pas vraiment. Pourtant le titulaire du poste, c'est un maître-nageur dictateur. C'est Jeannot, et c'est de lui dont il faut que je vous parle.

     

     

    Dans la piscine municipale de Monjoie en Bière, Jeannot cumule les rôles de maître-nageur et de dictateur. Personne n'ose le contredire, il crie très fort et devient tout rouge à la moindre contrariété. Avec les gars du club on l'appelle Jeannot le Rouge, d'ailleurs. Il faut dire qu'il est communiste, ça tombe bien.

    Faut dire qu'un dictateur communiste c'est classe : tout ce qu'il fait, c'est pour le bien du peuple, alors que le dictateur classique il dit que c'est pour le peuple, mais c'est pas vrai. Bon, c'est vrai, les deux vivent dans de somptueuses demeures, avec des créatures de rêves (à part le Général de Gaulle, mais il faut dire qu'il était vieux). Mais le dictateur classique pompe le fric du pays pour le mettre sur des comptes à l'étranger, alors que le dictateur communiste, lui, se contente de diriger la banque centrale de son pays, pour le bien de tous. Dans les deux cas, assez rapidement, le pays n'a plus de sous. C'est souvent pour cette raison que les dictatures prennent fin. Ce qui me fait penser que les finances du club sont au plus bas depuis que Jeannot cumule les postes de secrétaire, trésorier et président.


    Mais je divague. Avec le club de natation (dos, papillon et brasse coulée uniquement, le crawl c'est pour les américains dit toujours Jeannot) on devait partir pour Villebanne*, aux Intercités communistes, samedi dernier. C'est Jeannot qui devait conduire le car. Il n'a pas de permis mais il dit qu'on s'en fout, qu'on vit dans une dictature administrative où tout est fait pour pomper le fric des honnêtes travailleurs.

    Jeannot est au chômage depuis son licenciement de la Somatraco, il y a dix ans. Entre deux rendez vous à Pôle Emploi, il s'occupe du club. Mais il n'est plus très souvent convoqué à Pôle Emploi depuis qu'il a cassé un clavier d'ordinateur sur la tête du directeur de l'agence. Le directeur n'a pas porté plainte, le Maire lui a passé un coup de fil pour arrondir les angles du clavier brisé. Du coup, Jeannot se dévoue désormais corps et âme au club, sept jours sur sept, bénévolement. Ou plutôt corps et pensée, vu que Jeannot l'âme, il y croit pas. Pour lui on est comme des chiens : quand on est mort on aboie plus, et pis c'est tout.

     

    Mais je divague : c'est vrai, tout est fait pour nous piquer notre pognon dans ce pays, mais ça n'empêche qu'il ne sait pas conduire les cars, Jeannot. Avec les copains et les copines du club, ça nous embêtait un peu quand même, vu qu'on voulait arriver avec nos deux jambes et nos deux bras au meeting de Villebanne. Pour la natation, c'est utile, les jambes et les bras.

    On a donc conçu un stratagème très élaboré pour mettre Jeannot sur la touche, juste pour la journée. William a un cousin qui conduit des cars à la régie de transport public de Monjoie en Bière. Jeannot ne peut pas le saquer car il est syndiqué CFDT. Jeannot dit que la CFDT c'est des tarlouzes de première. Même si on ne doit plus dire « tarlouze », vu que c'est offensant et tout et tout, mais Jeannot s'en fout, il dit qu'on vit dans une dictature bien pensante et qu'il les emmerde tous. Il a pas totalement tort, Jeannot, même s'il ne savait pas que le cousin de William, justement, il est pédé. C'est assez gênant, comme situation, parce que globalement on s'en fout tous un peu, Jeannot compris, des préférences sexuelles des gens. Pour nous c'est un peu comme les témoins de Jéhovah, les végans ou les militants LR à mèches : ils ne nous dérangent pas tant qu'ils n'essaient pas de nous convertir. On est un peu de la vieille école, c'est vrai, mais on est pas non plus complètement cons, au club, à part peut être Kamel, qui ne supporte pas les lesbiennes. Ça l'a pris depuis que sa femme l'a quitté pour se mettre à la colle avec une pilote de rallye. Mais ça finira probablement par lui passer, dans une paire d'années.

     

    Bref, je divague encore. Normalement on devait partir à 4 heures du matin samedi matin pour arriver à l'heure pour le début de la compétition. Notre plan diabolique consistait à tous venir à 3 heures à la piscine, cousin de William compris, et de partir avec le car avant l'arrivée de Jeannot. On lui aurait expliqué par la suite qu'il s'était gouré d'heure.

    C'était un plan génial.

    C'est juste qu'on ne savait pas que Jeannot avait été expulsé de son appartement de la cité Karl Marx depuis déjà six mois, et que depuis il vivait dans la zone technique de la piscine municipale, entre les palettes de chlore et les pompes de filtration. Le pire c'est qu'il se nourrissait exclusivement de boites de cassoulet et de couscous froides.

    Du coup, quand on s'est tous pointés à 3 heures pétantes devant la piscine en ricanant, on l'a réveillé. Faut croire que les frites en mousse ne sont pas très confortables et ne permettent pas un sommeil très profond.

    On était en train de monter dans le car quand un Jeannot en slip de bain (car il dort tout habillé) est sorti comme une furie de l’accueil de la piscine et s'est jeté sur le cousin de William, qui était au volant et faisait chauffer le moteur, en le traitant, je vous le donne en mille, de « gros enculé ».

    Il faut savoir que le cousin de William, le syndiqué CFDT, c'est Antoine-Désiré Matténa, plus connu sous le nom de Slasher. C'est un gros bébé de 130 kilos qui fait du MMA dans les soirées underground de la petite couronne. En dehors du ring c'est un type charmant, qui perd très rarement son sang froid. Mais c'est un être humain, avec ses forces et ses faiblesses. Et se faire attaquer par un dictateur en slip de bain, un samedi à trois heures du matin, alors qu'il était là pour rendre service et que la veille, sur le coup de 22 heures, il avait pris une branlée dans une arène MMA clandestine d'Aubervilliers, Slasher n'a pas supporté. Il a pété une durite.

    Pas une durite du car, une durite de Jeannot. Ils appellent ça la rate, à l’hôpital.

    Du coup, on est arrivé en un peu en retard aux Intercités Communistes de Villebanne, le temps de déposer Jeannot à l'hosto, de remplir les papiers et de le convaincre avec les docteurs de ne pas signer de décharge pour venir assister aux Intercités. Il n'a jamais été question qu'il porte plainte. C'est pas son genre à Jeannot. Il préférerait plutôt voter socialiste. En plus quand il a su, pour le cousin de William, il était tout con.

    On est quand même revenus des Intercités avec une paire de médailles. Faut dire que notre maître-nageur dictateur ne nous avait pas ménagé au cours des six derniers mois, on était tous au top de notre forme.

     

     

    Aujourd'hui, c'est moi le maître-nageur de la piscine municipale. C'est provisoire, Jeannot va bientôt sortir de l'hosto, et il reprendra sa place, évidemment. Le Maire a promis de donner une subvention au club pour qu'il soit embauché comme emploi-jeune. Bon c'est vrai, Jeannot a 56 ans, mais il faut parfois savoir utiliser contre la dictature administrative ses propres armes : des papiers trafiqués.

    On s'est arrangé avec les copains pour lui aménager un peu la zone technique de la piscine. Ça sent toujours assez fort le chlore, mais maintenant il aura au moins un vrai matelas en mousse et un petit réchaud gaz pour réchauffer ses boites. Il nous a dit à l'hosto qu'il ne voulait pas dépenser son futur salaire d'emploi-jeune dans un loyer. Tout l'argent qu'il va gagner, il veut l'investir dans des leçons de conduite, pour passer son permis transport en commun.

    Personne n'a encore osé lui dire que les Intercités Communistes de l'an prochain, en fait, ce seront des Mondiaux. Et qu'ils se dérouleront à Cuba.

    On cherche un volontaire pour lui annoncer la nouvelle. Si possible un pilote de ligne capable de lui expliquer avec des termes simples qu'il ne pourra pas piloter l'an prochain l'avion qui nous emmènera à La Havane. Même en prenant des cours de pilotage.  

    On cherche de préférence un pilote non syndiqué. 

     

     

     

     

     

    * Dans un souci de protection de la vie privée, les noms des villes et des intervenants ont été modifiés.

     


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