• La longue queue

     

    Je ne me souviens pas comment je suis arrivé ici. Je me souviens de m'être couché hier soir, et c'est comme si je venais de me réveiller dans cette espèce de grand hangar moche. 

    Il y a beaucoup de monde là dedans, beaucoup de vieux, mais ici et là des gens de mon âge et quelques gamins qui pleurent. Ils pleurent car ils sont paumés, comme tout le monde semble t-il.

    En fait, c'est une gigantesque file d'attente. Je m'en suis rendu compte car quand je suis arrivé j'étais à une des extrémités du hangar, et maintenant je suis à peu près au milieu. Derrière, ça continue d'arriver, le hangar est plein. Je ne sais pas ce qu'il y a à l'autre bout, mais je vais probablement finir par le découvrir. 

     

    Devant moi, il y a une vieille dame, dans ses habits du dimanche. Genre grenouille de bénitier, avec un crucifix de trois kilos autour du cou. Normalement, j'aurais du la doubler depuis longtemps, mais je n'y arrive pas. C'est comme dans un rêve dans lequel on veut absolument faire quelque chose sans jamais y arriver. Mais je suis presque certain que je ne suis pas en train de rêver. Le béton rêche sous mes baskets, l'éclairage blafard, la vague odeur d'ozone, le profond silence à peine dérangé par quelques sanglots d'enfants, tout cela est trop réel, mes rêves ne sont pas aussi riches. Et il fait froid. Je n'ai jamais eu froid dans un rêve, en tout cas dans aucun rêve dont je me souvienne. 

     

    J'observe avec un certain détachement les gens qui m'entourent. Sur ma droite, il y a une jeune femme en survêtement rouge, très maigre, pas trop belle il faut bien l'avouer, avec laquelle j'échange parfois quelques regards d'incompréhension. Elle est comme moi, elle ne comprend pas ce qui se passe. Elle doit trouver que le minus à côté d'elle en jeans, baskets, et chemise délavée, à l'air aussi paumé qu'elle. Ce gars là, c'est moi  : trente huit ans, pas très grand, toutes mes dents, cheveux filasses et bide de buveur de bière, un gars ordinaire qui n'attire en général guère les regards du beau sexe, même de celui qui ne porte pas bien son nom. 

    La file continue d'avancer. Je suis doublé sur ma gauche par un landau sans pilote, qui contient un bébé silencieux. Il remonte toute la file, les gens s'écartent sans un mot. Probablement un VIP qui a acheté un coupe-file. 

     

    Il y a de plus en plus de gens qui pleurent, autour de moi. Ils doivent avoir compris quelque chose qui m'échappe encore. J'ai toujours été un peu lent. Je sais, c'est énervant.

    La file avance encore. J'arrive maintenant à discerner ce qu'il y a devant  : des rangées de bureaux disparates, avec des gens assis derrière, probablement des bureaucrates. On dirait qu'ils font passer des entretiens, ça semble rapide. Si c'est pour un job, ce n'est probablement pas pour quelque chose de prestigieux. Les bureaucrates sont habillés en civil, il y a des hommes, des femmes, de tous les âges, de toutes les origines, dans toutes sortes d'accoutrements. Derrière les bureaux, il y a des portes. Quand les entretiens sont terminés, les gens sortent par là. 

    La fille maigre en survêtement rouge est en train de s'assoir devant le bureau dévolu à la file de droite. Devant moi la veille dame au crucifix est la prochaine à passer. En ce moment c'est un vieux Monsieur qui est assis en face du scribouillard. Il se lève, et sort par la porte derrière le bureau sans que je puisse voir sur quoi elle mène. La vieille dame qui sent un peu le moisi d'Église le remplace. C'est un gros rougeaud en complet veston saumon qui fait passer les entretiens. Il n'a pas l'air particulièrement aimable, il y a une vague expression d'ennui sur son visage. Un peu comme celle que l'on pouvait voir sur ceux des opérateurs de péages, avant qu'ils ne soient remplacés par des boites en fer, toujours d'humeur égale, elles.

    J'essaie d'écouter ce qui se dit devant moi, la veille dame semble agitée et elle gesticule sur son fauteuil, agite son crucifix au dessus de sa tête et lève les bras au ciel comme si elle se sentait victime d'une injustice. Mais je n'entends rien, absolument rien de la conversation qui se tient à trois mètres de moi. Le gros rougeaud semble toujours ennuyé, mais avec une trace d'agacement en plus, maintenant. Il semble désormais s'adresser à la vieille dame assez sèchement. 

    Sur ma droite la dame en survêtement rouge se lève et se dirige vers la porte, un demi sourire aux lèvres. Ou une grimace, difficile à dire, je ne la connais pas depuis longtemps. 

    Devant moi, la petite vieille ne gesticule plus, elle est voutée, immobile sur sa chaise. Péniblement, elle se lève et se dirige vers la porte qui est derrière le bureau. 

    Le gros rougeaud me regarde et s'adresse à moi d'un air sévère  :

    • Au suivant  ! Dit-il d'un ton comminatoire.

    Sur son bureau se trouvent un clavier avec un écran d'ordinateur de la fin du vingtième siècle, quelques classeurs et tout un assortiment de tampons et de stylos, rangés dans un ordre impeccable, par couleurs. Je m'avance vers le bureau, et je m'assieds quand le bureaucrate m'y invite. 

    • Bien, à nous, dit le gros rougeaud. Vous êtes bien Florian Choiselat, trente huit ans, auparavant domicilié à Courcouronnes, et exerçant la profession d'employé de libre service ? Je vois que vous avez souvent été malchanceux avec vos jobs ? Trente deux postes en vingt ans de vie active ?

    • Oui, c'est moi, j'ai toujours eu le chic pour trouver des boulots pourris, mais je suis toujours domicilié à Courcouronnes, j'y habite depuis toujours.

    Le gros rougeaud me jette un regard suspicieux  :

    • Vous n'avez pas encore compris ce que vous faites là ? Il plisse les yeux pour regarder l'écran antédiluvien de son PC, devant lui, et ajoute : ah oui, vous dormiez...

    • Non, je ne comprends pas ce que je fais là, si vous pouviez m'expliquer ce serait sympa. 

    • Bon écoutez, il n'y a pas trente six façons de vous l'expliquer  : vous êtes mort. Vous êtes mort dans votre sommeil, sans souffrances, et sans reprendre conscience. Actuellement, votre corps est en train de refroidir dans votre lit. 

    Je ne trouve rien de mieux à répondre que :

    • Ah bon ? 

    Je fais l'étonné, mais en fait c'est une explication plutôt logique. En tout cas, comme ça, à froid, je n'en vois pas d'autre. Je reprends  :

    • Mais alors, qu'est ce que je fais là ?

    Le gros rougeaud me lance un regard agacé, du genre « c'est pas gagné avec ce corniaud là ». C'est un regard que j'ai assez souvent vu chez mes interlocuteurs pour être en mesure de le reconnaître sans difficulté. 

    • Vous êtes au tri, et je suis votre trieur. Je suis là pour vous orienter dans votre vie après la mort. Et j'ai pour tâche de vous trouver un poste dans lequel vous pourrez battre votre record terrestre, qui est, je crois, de quatre mois, si j'en juge mon ordinateur ?

    • Ah bon, pas plus ? 

    Je suis vraiment étonné, surtout parce que jamais je n'ai sérieusement envisagé qu'il existe vraiment une vie après la mort. Pour moi c'était de la faribole de curé, une invention utile pour contrôler les masses avant l'invention de la démocratie. 

    Le rougeaud relance  :

    • Oui, je suis là pour vous affecter à un service dans lequel vous allez passer votre période probatoire d'initiation à l'au-delà. Je vais faire simple : il n'y a ni enfer, ni paradis, ni purgatoire. Ici, vous serez évalué dans un poste adapté pendant une période plus ou moins longue, afin de déterminer vos... capacités. Et les meilleures façons de les mettre au service de la communauté. 

    • Ah, ok, je lui réponds, tout en me demandant dans quelle arnaque je suis encore tombé.

    Le rougeaud me jette un regard en biais  : 

    • Oui, bon. L'évaluation globale de votre séjour terrestre est plutôt positive. Vous êtes quelqu'un de calme, de lent, plutôt inoffensif... Prenez ça comme un compliment, je vous prie.

    • Pas de souci. Inoffensif, ça me va bien. 

    • Bien. On a pensé à vous affecter à la surveillance des prisonniers. C'est un poste plutôt routinier, sans grandes responsabilités, mais qui demande de la patience, de la ponctualité et une bonne stabilité mentale. Qu'en pensez vous  ? 

    • Pourquoi pas... De toute façon, je suppose que je n'ai pas le choix  ?

    • Pas vraiment, mais si vous aviez un problème moral ou éthique avec ce type d'emploi, je pourrais toujours vous proposer un poste technique dans une des zones de maintenance de l'au-delà. Mais je vous préviens, c'est beaucoup plus stressant que la surveillance des prisonniers. Donc c'est bon, on part sur la pénitentiaire ?

    • Bah, oui. mais j'aurais quand même une question à vous poser... 

    • Dites toujours.

    • Qui sont les prisonniers ? Vous venez de me dire qu'il n'y a pas d'enfer, pas de purgatoire...

    • C'est une bonne question, répond le rougeaud avec un air surpris. Je ne peux pas vraiment y répondre, la porte derrière moi vous emmènera directement à votre nouveau superviseur, il va vous mettre en route et il vous expliquera tout ça. 

    • Bon, et bien ok... Merci ?

    • De rien.  »

    Sur ce, le bureaucrate se met à tamponner tout un tas de document comme un psychopathe. Je me lève, je me dirige vers la porte. Je n'en mène pas large, mais je l'ouvre. 

    Derrière moi, j'entends le gros rougeaud crier  : «  Suivant  !  »

     

    Derrière la porte, j'arrive directement dans ce qui ressemble à une prison cauchemardesque, en plus lumineux. C'est toujours un hangar, à peu près le même que celui que je viens de quitter, mais aménagé sur au moins une vingtaine de niveaux, reliés entre eux par des escaliers et des corridors métalliques. Il y a des milliers de prisonniers dans ce hangar. Les conditions de détention semblent spartiates, avec toutefois le minimum vital : un lit, un cabinet de toilette, une petite table et une chaise. Certains prisonniers et prisonnières me regardent, ils ont tous le même regard un peu dans le vide. Ils sont habillés en civil, leurs vêtements sont propres mais élimés. La plupart sont couchés sur leur lit.

    Il n'y a aucun son dans cette prison, il règne ici un silence lourd et malsain. 

    J'entends soudain une voix au dessus de moi qui m'interpelle  : 

    • Choiselat ? Vous êtes là depuis longtemps ?

    • Non, j'arrive à l'instant.

    • Montez, vous n'êtes pas arrivé au bon étage, ça arrive tout le temps.

    Je me dirige vers l'escalier métallique qui mène au niveau supérieur. Arrivé en haut de l'escalier, je vois une grosse dame aux cheveux ébouriffés dans un uniforme de gardien, assise derrière un bureau du même genre que celui du trieur que je viens de quitter. Autour du bureau, il y a les mêmes cellules et les mêmes prisonniers hagards qu'à l'étage du dessous. 

    • Asseyez vous, Choiselat, me demande la gardienne en me désignant le siège qui fait face à son bureau. Je me présente, je suis la Chef Dugond, responsable de ce secteur pénitentiaire, vous pouvez m'appeler Chef, dit elle en me tendant sa main au dessus du bureau.

    Je lui serre la main et je m'assieds. 

    Elle ajoute, avec un sourire aimable : 

    • Alors, je suppose que vous voulez savoir en quoi consiste votre job ?

    • Oui, Chef. 

    • Bien, je vois que vous percutez, ça va vous aider à vous intégrer rapidement. Votre job est très simple : vous faites des rondes et vous vérifiez que tout se passe bien. Vous distribuez le repas des prisonniers à heure fixe et vous veillez à la propreté des lieux. Lorsque vous avez terminé votre garde journalière, qui dure 8 heures, vous avez accès aux zones de repos des gardiens jusqu'au jour suivant. Pour des raisons budgétaires, les zones de repos des gardiens sont des cellules, mais bien entendu elles ne sont pas fermées à clef, se bidonne t-elle. 

    Elle se reprend et poursuit  : 

    • Vous êtes en période probatoire d'initiation à l'au delà, on vous l'a bien expliqué  ?

    • Heu, oui Chef. Mais on ne m'a pas dit combien de temps ça allait durer, ni ce qui va se passer à la fin de la période probatoire...

    • Ouh là  ! Chaque chose en son temps  ! S'exclame la Chef. La période probatoire est variable, ça dépend de chacun. Pour certains c'est quelques mois, pour d'autres c'est beaucoup plus long, tout dépend de leur adaptation et de leur capacité à observer le règlement à la lettre. 

    Sur ce, elle décroche un téléphone à cadran qui a certainement appartenu à un contemporain de Guy Lux, compose un numéro à trois chiffres, puis entame bientôt une conversation rapide :

    • Miguel ? C'est la chef Dugond. Oui, merci. Écoutez, je vous envoie le nouveau. Choiselat. Vous me l'équipez et vous me le mettez en binôme avec Garboni. Ok. Ça marche. Salut.

    Après l'avoir dûment tamponné avec conviction, elle me confie une feuille A4 et me dit  : 

    • Bon Choiselat, vous allez vous équiper à l'économat, vous remettrez ce formulaire à l'Économe, qui vous y attend pour vous fournir votre uniforme et votre trousseau. De là vous rejoindrez Garboni, qui sera votre poisson-pilote et qui vous expliquera les subtilités de notre établissement. Nous ferons ensemble un premier point sur votre intégration dans une semaine. 

    • Bien Chef, dis-je en me levant.

    La Chef désigne du pouce le couloir qui est dans son dos  : 

    • C'est au bout du couloir à droite. Ne vous approchez pas des cages, restez bien au milieu.

    • Heu, Chef ?

    • Oui Choiselat ?

    • Vous pouvez me dire qui sont les prisonniers ? Le trieur m'a dit que vous m'expliqueriez.

    • Les prisonniers ? Rigole t-elle. Et bien ce sont des surveillants qui ont loupé leur période probatoire d'initiation à l'au delà, bien entendu !

    Elle ajoute  :

    • Ils sont détenus ici en attente du jugement dernier. Les tribunaux sont encombrés, mais leur tour viendra. Il vient toujours. 

     

    Dépité, je me dirige vers l'économat. 

    Le trieur avait raison, je n'ai jamais été foutu de conserver un poste plus de quatre mois. Je ne sais pas comment je me débrouille pour toujours tomber sur des jobs à la con. 

    Mais celui là, c'est quand même le pompon.

     

     

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  • Commentaires

    1
    Hélène Louise
    Samedi 29 Juin 2019 à 19:15
    J'ai adoré !
    2
    Samedi 29 Juin 2019 à 19:59

    C'est une idée qui m'est venue ce matin dans la piscine. J'ai du faire un chaud / froid du cervelet. ^-^

    3
    Hélène Louise
    Lundi 1er Juillet 2019 à 18:30
    Tes brassards étaient assez gonflés ?
    4
    Lundi 1er Juillet 2019 à 19:29

    Je n'ai pas de brassard, juste une bouée naturelle, bien gonflée. Peut être trop, d'ailleurs.

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