• Les Collecteurs Maudits - Chapitre 3

    Chapitre 3

     

    Le lendemain, je fis une grasse matinée, et je ne me levai qu'à neuf heures passées, peu de temps après le soleil. Je décidai d'aller chercher de l'embauche, même s'il faisait un froid de canard.

    À midi, j'avais trouvé un nouveau patron, l'ancien n'étant jamais revenu de la guerre, disparu au combat. Il me dit de revenir le lendemain pour prendre une équipe en mains, et me demanda si je connaissais d'autres charpentiers qui cherchaient du travail, il lui manquait une douzaine d'hommes pour honorer ses chantiers. Je lui répondis par la négative.

    Je passai l'après midi à retrouver d'anciennes connaissances, à échanger avec elles les mauvaises nouvelles de la guerre : les invalides, les morts, les disparus, ceux qui attendaient la démobilisation, ceux dont on était sans nouvelles. J'avais un peu le moral dans les chaussettes, au moment d'aller retrouver Amédée de La Rochefendre pour dîner. Les bonnes nouvelles ne sont pas légion en temps de guerre.

    Son hôtel particulier était à une demi heure de marche, il faisait bien froid une fois la nuit tombée, mais je m'y rendis à pied.

    La demeure était imposante et bien entretenue, un hôtel particulier digne d'un Baron. Un valet m'accueillit dans le vestibule, et je lui remis mon manteau.

    Il m'introduisit au salon principal, pièce un peu surchargée à mon goût en dorures et autres moulures. Amédée, toujours aussi élégant, était en compagnie de trois autres personnes : une superbe jeune femme brune au regard acéré, habillée à la dernière mode, jupes longues foncées, corsage blanc et cardigan vermillon ; un Vice Amiral grisonnant au physique avenant dans son bel uniforme ; et un tout jeune homme en habits du dimanche assez simples, comme les miens, qui ne devait pas avoir plus de quinze ans.

    Les quatre compères avaient tous une ombre noire qui ondulait au dessus de leur tête.

     

    Amédée m'accueillit chaleureusement :

    • Ah, Lucien, bonjour, bienvenue, comment se passe ce retour à la vie civile ?

    • Très bien Amédée, j'ai trouvé du travail, je commence demain.

    Certains des convives échangèrent un regard surpris, et la jeune femme eut un sourire qui m'a alors semblé presque cruel à mon égard.

    • C'est bien, dit Amédée. Mais laissez moi vous présenter mes convives, dit-il tout en me présentant successivement ses invités :

      Mademoiselle Isadora de Lisopaes, qui nous vient du Portugal, le Vice-Amiral Gédéon de Latour, qui va quitter le service actif à la fin du mois, et Michel-Henri Guillotin, qui est le secrétaire de notre cellule.

    • Le secrétaire ?

    • Oui, ne vous arrêtez pas à son âge apparent, dit Amédée en prenant soin de refermer la porte du salon. Vous avez bien remarqué quelque chose en entrant, je suppose ?

    • Oui, vous avez tous une ombre noire au dessus de la tête, c'est ça ? Demandais-je.

    Dans un petit sourire, Michel-Henri Guillotin répondit :

    • C'est bien ça. Et pour ce qui est de mon âge apparent, j'ai 127 ans, je suis né pendant la révolution, la vraie, pas celle de 1848, ni celle de 1830. Je suis mort à 14 ans.

    • Vous ne les faites pas ! Fut la seule chose que je trouvai à dire, sans trop savoir s'il ne faisait pas 14 ans ou s'il ne faisait pas 127 ans. Il ne faisait ni l'un ni l'autre.

    Avant que je puisse me rattraper, Isadora de Lisopaes prit la parole :

    • Pour vous éviter tout faux pas, je vous préviens que je ne réponds jamais aux questions sur mon âge, je me contente juste de dire que j'ai bien connu Hernan Cortès.

    Le vice-Amiral pris la parole :

    • Et c'est bien naturel ma chère. En ce qui me concerne, je suis né en 1612 et j'ai fait carrière dans la Royale. Je termine cette année ma huitième carrière dans la Marine. Sous des noms différents à chaque fois, bien entendu. Tous les 30 ans je prends ma retraite et je me réengage quelques années plus tard. 

    Amédée reprit la parole :

    • Mais asseyez vous, que nous fassions plus ample connaissance comme des êtres civilisés, je vous en prie.

    Nous nous installâmes tous dans de confortables fauteuils, le valet fut appelé, il servit le champagne et disposa quelques canapés sur la petite table centrale, avant de reprendre congé.

     

    • Bien, reprit Amédée, vous semblez prendre toutes mes révélations d'hier plutôt bien, je dois dire, mais je suppose que vous avez des questions, Lucien ?

    • Oui, Amédée, je dois dire que je suis intrigué par la fin de notre conversation d'hier après midi. Vous m'avez dit que les Collecteurs Maudits était immortels mais pas invulnérables. Mon expérience personnelle semble prouver le contraire. J'ai quand même pris un obus dans le buffet qui aurait dû m'éparpiller en petits morceaux, et je suis toujours là pour en parler...

    Amédée se tourna vers Isadora, qui reprit la parole, d'une voix grave où perçait un très léger accent Portugais :

    • Nous sommes quasiment invulnérable à tous les dangers physiques, hormis une exposition prolongée au feu. 

      Elle poursuivit :

    • Mais il existe d'autres façons de mettre hors d'état de nuire un Vampire Noir, bien plus horribles que le feu, comme la noyade en caisson. Il existe également une procédure de bannissement, ou plutôt de transfert forcé. Elle est mise en œuvre par une caste de Sorciers dont l'unique tâche consiste à éliminer les Vampires Noirs. Ils utilisent parfois le feu, mais le plus souvent ils utilisent le transfert de la malédiction pour éliminer un Collecteur qui perd le contrôle et prend la mauvaise voie. À condition d'avoir un receveur volontaire, en général un membre de sa famille. Si il n'y a pas de receveur volontaire, parfois c'est un des Sorcier de l'Ordre qui prend le fardeau. C'est mon cas. Je suis une ancienne Sorcière de l'Ordre. 

    • Pourquoi ancienne, vous vous êtes sacrifiée et vous n'avez pas pu rester dans votre Ordre ?

    • C'est notre loi. Je suis toujours en contact avec l'Ordre, mais je ne peux plus en faire partie. On ne peut pas être Chasseur et Gibier potentiel en même temps.

    • Parce qu'ils vous chassent, maintenant ? Lui demandais-je.

    • Non, pas pour le moment, je suis encore sur la bonne voie, répondit-elle dans un sourire triste.

     

    Amédée reprit la parole :

    • Avant de poursuivre ces révélations, je souhaite porter un toast à Lucien, comme le veut la coutume. Il fait désormais partie des nôtres, puisse t-il choisir la bonne voie !

    Les autres convives levèrent leurs verres, et tous portèrent un toast en répétant « puisse t-il choisir la bonne voie ».

    Ma question suivante était toute trouvée.

    • Vous pouvez me parler de cette bonne voie ? De quoi s'agit-il ?

    Amédée me répondit :

    • Je suppose que vous avez déjà deviné une partie de l'explication : pour nous, les Collecteurs Maudits, il existe deux voies : le chemin de la vie et le chemin de la mort.

      Le chemin de la vie, c'est le renoncement à la collecte, sauf en cas de légitime défense ou d'actes de guerre. Ce n'est pas la voie de la facilité, surtout lorsqu'on a gouté à sa première âme. Cette voie permet en théorie une longue vie, mais une vie difficile, car trouver un sens à une vie dépourvue de mort et de vieillissement n'est pas facile. Surtout quand l'amour s'en mêle. Fort heureusement, nous ne pouvons plus procréer après notre première mort. C'est pour cette raison que j'étais soulagé lorsque vous m'avez dit ne pas avoir d'enfants hier : il n'y a rien de plus terrible que de voir ses enfants mourir de vieillesse ou d'accident, sans pouvoir rien y faire.

    Le visage grave des trois autres convives semblèrent confirmer ses propos. Il reprit :

    • L'autre chemin, c'est la voie de la mort. Ceux qui la choisissent se lancent à corps perdu dans la collecte d'âmes. Ils perdent parfois la raison, dans ce cas le plus souvent l'Ordre les retrouve pour mettre fin à leurs exactions. Ils nous arrive de les aider, car nous sommes les seuls à pouvoir identifier avec certitudes un Collecteur Maudit sur le champ, grâce à sa marque maudite. Les Sorciers de l'Ordre n'en sont pas capables instantanément, il ne peuvent y parvenir qu'après un rituel complexe. 

    Isadora prit la suite :

    • Mais d'autres fois, la seule façon de se débarrasser d'un Vampire Noir prudent, et il y en a, c'est d'attendre qu'il transmette sa malédiction. C'est ce qui vous est arrivé. On pense d'ailleurs savoir qui était celui qui vous a transmis sa malédiction, il n'y avait pas beaucoup de Vampires Noirs Allemands en activité sur le champ de bataille en 1916. Et celui auquel on pense semble avoir disparu de la circulation à ce moment là. 

    Le Vice-Amiral enchaina, d'une belle voix habituée au commandement :

    • Ce qu'il faut savoir, c'est que chaque âme absorbée augmente la force vitale du Vampire. Les suiveurs de la voie de la mort sont souvent immensément puissants. Les plus anciens adeptes de cette voie traquent de façon prudente, jamais dans la même ville. Quand il en ont l'occasion, ils attaquent les Sorciers de l'Ordre esseulés, qui sont pour eux des proies de choix.

    • Ils n'essaient pas de s'attaquer aux autres Collecteurs ?

    • Non, il est impossible de prendre l'âme d'un Collecteur, car il est déjà mort, répondit Isodora.

     

    Ça faisait beaucoup d'informations, en quelques jours, me dis-je à ce moment là. Mais ce n'était pas fini.

    Michel-Henri Guillotin pris ensuite la parole d'une voix douce d'adolescent :

    • Je fais de la recherche depuis plus de 80 ans sur les origines de notre affliction, c'est mon principal centre d'intérêt. Je suis un peu le chercheur de la cellule Parisienne.

    • La cellule ?

    • Oui, les Collecteurs qui choisissent la voie de la vie sont organisés en cellules. Tu as là devant toi toute la cellule Parisienne, qui compte 4 membres et nous l'espérons peut être bientôt 5.

      Nous correspondons avec toutes les autres cellules réparties sur le globe et nous échangeons des informations sur nos recherches.

    • Des recherches sur les adeptes de la voie de la mort ?

    • Oui mais pas seulement, nous travaillons surtout à trouver une solution pour nous débarrasser de la malédiction sans avoir à la transmettre à quelqu'un d'autre. 

    • Parce que c'est possible ?

    • Pas pour l'heure, non. C'est un travail de longue haleine, qui demande surtout à retrouver des traces de nos origines. La genèse des Collecteurs Maudits se perd dans la nuit des temps. Nous ne sommes pas très nombreux, il n'existe que quelques centaines de lignées répertoriées, et a priori aucune ne nait spontanément. Nul ne sait qui les a créées à l'origine, ni pourquoi. Même s'il est probable que la volonté était de créer une race de super-guerriers immortels.

    Il reprit après un temps d'arrêt :

    • Il y a des chercheurs qui pensent que les Collecteurs ont été créés pendant la troisième dynastie de l'ancien empire d'Égypte, d'autres sont plutôt en faveur de la Chine ancienne, avant la dynastie Xia, et d'autres mettent leur main à couper que ça date de la période d'Uruk chez les Sumériens. Il y a même une théorie pour mettre ça sur le dos des Olmèques, mais elle est très minoritaire. Tout ce que l'on sait avec une quasi certitude, c'est que les Collecteurs ont été créés à l'aide de sacrifices humains, par un ou des sorciers qui n'ont laissé aucune trace de leurs connaissances. Aujourd'hui, hormis le feu, il n'existe pas d'autre solution que la mort de l'hôte pour se débarrasser de la malédiction, et encore, à condition que quelqu'un la récupère.

    • Pourquoi le feu n'est il pas utilisé ? C'est si compliqué que ça à mettre en œuvre ?

    Un voile passa dans le regard de Michel-Henri. C'est Isadora qui me répondit :

    • Dans la pratique, le feu est une méthode quasiment impossible à mettre en œuvre. Il faut plusieurs heures d'exposition au feu pour qu'un vieux Vampire soit tué. Il faut le jeter dans un volcan en activité ou dans un haut fourneau et s'assurer qu'il n'en sorte pas, c'est très compliqué, et très dangereux, surtout pour les Vampires les plus anciens, qui ont des capacités physiques que tu ne peux pas imaginer. C'est pour cette raison que l'Ordre privilégie le transfert ou la noyade.

    • La noyade ? Ça peut tuer un Vampire ?

    • Non, soupira Michel-Henri. Mais il n'est pas facile de sortir d'un triple caisson de plomb balancé au fond de l'océan. Surtout lorsqu'on alterne entre noyade et résurrection toutes les deux ou trois minutes...

    • Quelle horreur !

    • Je ne te le fais pas dire.

     

    Voyant que je commençait à donner de la gîte sous le poids des informations, Amédée mis fin à l'exposé de Michel-Henri. Il lui dit qu'il aurait bien d'autres occasions de parfaire mon éducation, que l'essentiel avait été dit, et qu'il était grand temps de passer à table.

    À mon grand soulagement. 

     

    (à suivre)

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