• Plus fort que moi

     

    Je n'ai jamais été considéré comme quelqu'un de normal mais j'ai plus ou moins réussi à me fondre dans la masse pendant une trentaine d'années.

    Je contrôlais mes pulsions en fréquentant les animaleries. 

    Longtemps, les râles et les hurlements que je suis incapable de retenir sont passés pour une forme incomprise d'humour dans mon cercle amical.

    Très tôt, mon apparence a fait peur aux enfants et aux âmes sensibles. Il faut dire que ma peau grise et pendante, couverte d'ulcères purulents, n'est pas très ragoûtante. Pas plus que les rares touffes de cheveux secs qui parsèment mon crâne ou la bave qui s'échappe en permanence de ma bouche, à travers mes lèvres fendues.
    J'en conviens volontiers.

    Ce n'est pas de ma faute : ma "condition" a débuté à l'adolescence et les armées de médecins qui ont essayé de me soigner ne sont jamais parvenues à identifier l'origine de mon mal. Il y a quelques années, j'ai renoncé aux soins. Ras le bol de toutes ces ponctions, tous ces onguents, toutes ces piqures et toutes ces valises de médicaments inefficaces.

     

     

    Quand j'ai mordu Christine, la petite amie de ma nièce, un soir de réveillon trop arrosé, les doutes qu'éprouvaient à mon endroit mes connaissances se sont transformés en certitudes.  

    Elle était trop tentante, cette épaule grasse et nue, située à moins de trente centimètres de ma mâchoire pendant plus de quatre heures de repas. 

    Le ton était monté avec les autres convives quand j'avais refusé de recracher le morceau d'épaule que je lui avais arraché. Dans mon esprit c'était clair : "tout ce qui est avalé ne peut être rendu". 

    Après cet incident, je me suis retrouvé seul. Ma famille a coupé les ponts, mes rares amis ont pris leurs distances. 

    Au tribunal, mon avocate a plaidé une crise de démence éthylique. Comme je n'avais pas d'antécédents, je n'ai pris que deux ans de prison avec sursis, et une grosse amende pour indemniser la dodue petite amie de ma nièce. 

     

     

    C'est à ce moment là que j'ai commencé à roder la nuit à la recherche de proies.

    J'avais faim. Cela faisait bien longtemps que je ne pouvais plus digérer le pain, les fruits ou les légumes, et la viande crue ne suffisait plus à étancher mon appétit. J'avais besoin de muscles frais, irrigués par un sang pulsé à la bonne température. Les vendeurs des animaleries auprès desquels je m'approvisionnais jusque là commençaient à avoir des doutes à mon sujet. Ils me regardaient d'un sale oeil : j'étais leur plus gros acheteur de souris et de rats et ils ne m'avaient jamais vendu le moindre python réticulé. Les hurlements que je ne pouvais retenir à la vue des lapins, des cochons d'Inde et des perruches ne m'ont pas aidé non plus. Et j'avoue, le rat cru c'est dégueulasse, j'en avais marre.

    Pendant quelques temps après ce que j'appelle "ma première bouchée", je me suis contenté des chiens et des chats errants qui se laissaient bêtement approcher pour assouvir mon besoin de chair fraîche. Mais comme je n'étais pas seul sur le filon, il s'est vite épuisé.

    Ma ville n'était pas si grande que cela, et les services de la Mairie faisaient preuve d'efficacité (si, si...) pour débarrasser la ville de tous les animaux indésirables. On a appris par la suite qu'ils faisaient un trafic de pigeons avec un volailler du marché central. Et il y a eu des rumeurs sur les restaurants asiatiques et les chats. Mais il y a toujours des rumeurs sur les restaurants asiatiques et les chats, la plupart infondées. Bref, les services de la Mairie m'affamaient. 

    J'avoue que l'efficacité des services municipaux m'a bien arrangé. Depuis que j'avais mangé un bout de l'épaule de la grosse Christine je n'avais plus qu'une obsession : retrouver la suavité d'une chair humaine palpitante entre mes dents. Un grand merci, donc, aux municipaux qui m'ont permis d'éviter une douloureuse privation, en ne me laissant pas d'autre choix que d'attaquer les citoyens de ma bonne ville.

     

     

    Je n'éprouvais plus depuis plusieurs années le besoin de dormir. J'occupais toujours mon emploi de mécanicien dans le Garage Gorily en journée. Mon patron m'avait juste demandé de ne plus m'approcher des clients, car je faisais, parait-il, fuir la clientèle. 

    Dans un atelier de mécanique, mes râles et mes hurlements passaient le plus souvent inaperçus, quand ils ne faisaient pas rigoler mes collègues. Les mécaniciens ont un sens de l'humour qui diffère de celui du commun des mortels.  

    Le soir, une fois rentré dans mon modeste deux pièces, je n'avais qu'une hâte : en ressortir pour me mettre en chasse. 

    Je sortais uniquement une fois la nuit tombée. J'attirais moins les regards.

    Je n'ai tué personne. Je me suis contenté de faire de petits prélèvements musculaires aux noctambules. Jamais plus d'une bouchée par personne. 

    Mon activité a fait la une des journaux, mais uniquement au niveau local. 

    Une nuit, alors que je rentrais chez moi en mâchonnant avec délice une oreille de clubbeur, je suis tombé sur une scène de carnage : dans une petite rue, une femme était en train de déchirer à pleines dents les intestins d'un promeneur insomniaque. Ça faisait du bruit. J'ai commencé à m'approcher pour interrompre les activités de cette folle avant une issue tragique : ce genre d'incident allait attirer l'attention et me compliquer la tâche pour poursuivre mes propres activités nocturnes dans une relative tranquillité.

    Alors que je lui mettais la main sur l'épaule pour mettre fin à ses agapes, j'ai réalisé qui était la femme qui s'acharnait sur le pauvre éventré : c'était Christine, la petite amie anciennement enrobée de ma nièce. Elle avait perdu énormément de poids depuis le réveillon. La peau de son visage, jadis lisse, rose et sans défauts, était devenue livide, fripée, pleine de pustules.

    Contrairement à ce que l'on dit de nous, les Zombies ne sont pas forcément lents d'esprit : j'ai vite fait le rapprochement entre la morsure que j'avais infligée à Christine et sa transformation en mangeuse d'andouillettes crues. Je lui avais transmis mon mal. 

    Ce qui voulait dire que les dizaines d'autres prélèvements que j'avais fait au cours des derniers mois allaient mettre dans les rues autant de Zombies.

    J'ai donc décidé de quitter immédiatement la ville ; plus rien ne m'y retenait et la multiplication des chasseurs nocturnes allait inévitablement finir par mal tourner.

    J'ai pris le premier train, pour la destination la plus éloignée possible. Arrivé dans cette nouvelle cité, j'ai rapidement trouvé un boulot de mécanicien, en me maquillant à outrance pour dissimuler ma condition. Mais une fois que j'ai repris mes activités nocturnes, je n'ai toujours pas pu me résoudre à tuer mes victimes. Quand six mois plus tard je suis tombé au cours d'une virée sur l'une de mes anciennes proies, qui s'adonnait désormais au même type d'activité que moi, j'ai à nouveau quitté la ville précipitamment.

     

     

    Après ça, j'ai dû visiter une quinzaine d'autres villes. À chaque fois, le même processus s'est répété. Je n'ai pas volontairement répandu ma maladie, je suis juste incapable de me retenir de mordre, et encore plus incapable de tuer des innocents sous prétexte de protéger le reste de la population. 

    Aujourd'hui, la situation sanitaire est hors de contrôle. À ce jour, plus d'une centaine de Zombies ont été abattus par la police et plusieurs milliers d'autres ont été placés en détention. Cette fois ci ce n'est plus la presse locale qui traite le sujet. Le sujet est mondial. Les plus grands laboratoires de recherche travaillent sur un vaccin, qu'ils promettent pour les mois à venir. 

    Le virus Z1-B7 est présent sur tous les continents. Quand je pense qu'à titre personnel je n'ai jamais pris l'avion...

     

     

    J'ai été arrêté il y a cinq semaines : pris sur le fait par la patrouille après avoir mordu au mollet un chauffeur de bus. Je me suis rendu sans histoire, ce qui m'a évité d'être criblé de balles, comme l'ont été tant de mes anciennes victimes. Compte tenu de ma contagiosité, j'ai été placé à l'isolement dans un établissement de haute sécurité. Le gouvernement a lancé à grande échelle la construction de structures spécialisées pour accueillir les infectés comme moi, suite aux nombreuses contaminations qui ont eu lieu dans les prisons du pays. 

    Je pourrais terminer cette confession en exprimant les remords qui m'assaillent. Après tout je suis responsable d'une pandémie mondiale. Mais ce matin j'ai un autre sujet de préoccupation : j'ai perdu deux doigts de la main gauche.

    J'avais faim. 

     

    « Meilleur amiJustice pour tous »

  • Commentaires

    1
    Hélène Louise
    Jeudi 17 Septembre 2020 à 21:57
    Bon ben son problème va finir par se régler tout seul hein
    2
    Jeudi 17 Septembre 2020 à 22:27

    Ça en a tout l'air.

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