• Les encaisseurs : Gaufrettes à gogo

    Au début de l'été 2018, j'ai mis un temps fou à retrouver la trace de Cindy McFarlane. Cet ancien mannequin, ex-égérie d'une maison de haute couture, sans activité une fois arrivée à sa date de péremption (aux environs de 28 ans), n'avait pas su adapter son train de vie à sa baisse de revenus. 

    Elle devait beaucoup d'argent à son manager, un des seuls agents honnêtes du milieu, selon lui. Il était persuadé qu'il restait au top-model célèbre quelques économies planquées quelque part, et il nous avait mis sur sa piste quelques semaines plus tôt, en me donnant la liste des ses contacts sur Paris.

    J'avais fini par la loger chez une copine, du côté de la Gare Montparnasse, dans un logement situé au dessus d'une crêperie.

     

    Une fois arrivés sur zone, les yeux de Ron se sont illuminés quand il a découvert la rue des crêperies. Il m'a également adressé un regard de reproche, déçu que je ne l'aie jamais convié à visiter cet endroit merveilleux, mélange de village Breton et de tarifs Parisiens. J'ai réussi de justesse à le dissuader d'entrer dans la première, mais arrivé devant la deuxième j'ai vite abandonné. Est-on jamais parvenu à stopper une marée ? Pour ma part je me suis contenté d'une bolée de cidre et d'une crêpe au sucre. Ce n'est pas que je n'aime pas les crêpes, mais nous venions de déjeuner à la Coupole, et je n'avais plus faim.

    Trois crêpes complètes et deux au caramel beurre salé (avec double supplément Chantilly) plus tard, nous avons enfin pu nous rendre chez l'amie du top model. Qui habitait au quatrième et dernier étage sans ascenseur, au dessus d'une autre crêperie, heureusement fermée. Au mois de Juillet, après avoir bien mangé, il fait chaud, mais Ron et moi, on n'a jamais eu peur d'un escalier. 

    Mais une fois arrivé devant la porte de l'amie de Cindy McFarlane, j'aurais dû reprendre un peu mon souffle avant de sonner.

    Bref, j'ai sonné.

    Une superbe créature, vêtue de morceaux de tissus à l'origine prévus pour habiller des playmobils, est venue nous ouvrir.

     

    - Bonjour Messieurs, nous dit elle dans un grand sourire, à peine voilé quelques instants par la découverte de la montagne humaine située derrière mon dos. Que puis-je faire pour vous ?

    J'avais bien une paire d'idées qui m'ont traversé l'esprit. Il faut dire que les grandes rousses dénudées m'ont toujours fait de l'effet. Mais j'ai réussi à conserver mon sérieux et mon sang froid. Professionnel avant tout :

    - Bonjour Mademoiselle, nous voudrions nous entretenir avec Mademoiselle McFarlane. Un de ses amis nous a dit qu'elle était actuellement hébergée ici.

    - Désolée Messieurs, mais vous faites erreur, dit la grande rousse en essayant de refermer la porte.

    Elle ne parvint pas à la faire bouger, Ron avait mis un doigt dessus et la retenait en position ouverte sans aucun effort apparent.

    - Allons, Mademoiselle, ne faites pas l'enfant. Nous savons qu'elle est ici.

    - Mais puisque je vous dis que non, commença à s'emporter la fille. Ça suffit, dites à votre gorille de retirer son doigt, ou j'appelle la police !

    À ce moment, une voix féminine venue de l'intérieur de l'appartement l'interrompit :

    - Laisse tomber Sophia, je vais leur parler.

    La rousse, Sophia, laissa la place à son amie Cindy, guère plus vêtue qu'elle, et tout aussi jolie. Une grande liane, très maigre et très brune.

    - Cindy Mc Farlane ? Demandais-je

    - Oui ?

    - Vous avez des gaufrettes ? demanda immanquablement Ron.

    Il était en train de de digérer ses crêpes mais je savais qu'il ne posait pas la question par principe.

    Et c'est là que la situation a dérapé :

    - Bien sûr que j'ai des gaufrettes, nous dit Cindy McFarlane dans un grand sourire. Vous en voulez ? Entrez !

     

    Sur ce elle ouvrit en grand la porte d'entrée. Ron se précipita et faillit une nouvelle fois m'écraser contre le mur de l'entrée. Pourtant, ce n'était pas comme si je n'étais pas prévenu. J'ai manqué de réflexes sur ce coup là. On mettra ça sur le compte des escaliers, du cidre, et des rousses dénudées.

    Bien entendu, une fois installés dans le salon du loft impeccablement décoré des demoiselles, devant plusieurs paquets de gaufrettes (fraise, vanille, chocolat, pistache) accompagnées de bières bien fraiches, notre boulot est devenu difficile. Enfin, tout est relatif. La compagnie n'était pas désagréable. Je n'avais jamais vu Ron aussi heureux. 

    Mais d'un point de vue professionnel ce fut un fiasco complet. J'ai bien réclamé l'encaissement de la dette de notre client, mais j'ai bien vu que Ron désapprouvait. Je n'ai pas insisté, je n'allais pas me mettre à casser des ampoules après avoir été aussi bien accueilli. En plus Sophia n'y était pour rien, je n'avais pas l'intention de me la mettre à dos. Pas comme ça en tout cas.

     

    Sur le moment j'avais cru que nous avions joué de malchance en tombant sur les seules top-models de Paris à avoir des paquets de gaufrettes et des bières dans leur appartement.

     

    ***  

     

    Une semaine plus tard, fin Juillet, nous sommes tombés dans le même type de traquenard au domicile d'un producteur de cinéma célèbre qui avait perdu gros aux courses. Ça n'a pas trop bien marché pour lui, vu que c'était un homme, et qu'il était un peu con. Ron a mangé les gaufrettes, mais quand j'ai commencé à péter les ampoules, il a empêché le producteur d'intervenir.

    Comme le producteur n'avait pas été trop poli, Ron a fini par lui mettre une baffe. Ça ne l'a pas empêché de le remercier pour les gaufrettes avant de repartir. Nous avons menacé de revenir la semaine suivante si la dette n'était pas remboursée.

    Nous n'eûmes pas besoin de revenir. C'est dommage j'aime beaucoup Montmartre.  

     

    Et début Août, une troisième fois, on nous a refait le coup dans un petit hôtel particulier de Versailles. Un couple de retraités qui avait tout perdu dans une pyramide de Ponzi montée par leur petit neveu.

    Ils ont reçu Ron avec les petits plats dans les grands, il n'y a vu que du feu. Après les gaufrettes et les gâteaux pour le goûter, ils ont enchainé avec un Poulet rôti et un énorme plateau de fromages.

    Cette fois, en repartant bredouille, j'ai sermonné Ron dans la voiture. Il était contrit et contrarié, mais je n'ai pas insisté. Il était conscient du problème, c'était déjà ça.

     

    J'ai bien été obligé de trouver une parade. Il en allait de notre gagne pain. Je n'ai pas essayé de dissuader Ron de poser sa question d'introduction. Ron est un homme d'habitude. Seul un fou tenterait d'inverser le sens de rotation de la planète.

    J'ai réfléchi.

    Et j'ai trouvé.

    ***

     

    Quelques semaines plus tard, au début du mois de Septembre, Ron et moi nous sommes présentés en début d'après midi au domicile d'une escort-girl de Cergy qui devait beaucoup d'argent à son dealer. Ron affichait le sourire béat d'un homme repu : avant d'attaquer notre dossier du jour je lui avais offert un déjeuner de moules-frites à volonté dans une bonne brasserie du coin. Il en avait repris dix huit fois, sous les regards effarés du personnel de salle et des clients. C'est un cuisinier angoissé qui est venu nous annoncer qu'il n'avait plus de moules après que Ron eut commandé un dix neuvième service. Pas rancunier, Ron s'est rattrapé sur la tarte au citron (entière) offerte pour son dessert, à titre de compensation.

    Ron obtient souvent des compensations sans rien demander. C'est un autre de ses dons.

     

    L'escort-girl n'était pas particulièrement jolie. Elle avait un visage grossier et des yeux méchants. D'après mes informations, elle était spécialisée dans le latex et les pinces.

    Quand nous avons sonné, elle a ouvert la porte en grand et nous a demandé d'un ton revêche :

     

    - Qu'est ce que vous voulez ?

    Ron, qui exhalait une forte odeur de moules et de meringue italienne, a aussitôt répliqué :

    - Vous avez des gaufrettes ?

    Comme si la lumière venait de s'allumer dans son regard, la Revêche nous a adressé un grand sourire et a répondu :

    - Bien entendu, entrez !

     

    Cette fois ci, j'avais prévu, je me suis plaqué au mur pour laisser passer Ron.

    Sur la table de la salle à manger, il y avait une douzaine de paquets de gaufrettes, qui n'attendaient que nous. Et pour cause, c'est moi qui les avait expédiés à la Revêche la veille avec un petit mot explicatif. L'appartement était prévisible : très moderne, très épuré, en tons blancs et noirs. Les chaises étaient tellement inconfortables que c'en était ridicule.

    À peine attablés, la Revêche nous a apporté une tasse de café et a aimablement proposé à Ron d'ouvrir un paquet de gaufrettes.

    Ron ne se l'est pas fait dire deux fois. Il a aussitôt jeté son dévolu sur un paquet de gaufrettes à la vanille, ses préférées.

    Il les a avalées en quelques secondes, avant d'ouvrir un deuxième paquet.

    À la fin du deuxième paquet, alors qu'il était sur le point d'ouvrir le troisième et que je commençais à sérieusement m'inquiéter, Ron a subitement changé de couleur. Sa carnation naturelle est plutôt rougeaude, et il était devenu tout blanc. Puis tout vert. Il a mis ses deux grosses pognes sur le rebord de la table en verre fumé, comme pour l'empêcher de s'enfuir.

    À la réflexion, si la table avait pu s'enfuir, elle en aurait certainement saisi l'opportunité.

    Ron a commencé à trembler. De grosses coulées de sueurs dégoulinaient sur tout son visage.

    Face à lui, de l'autre côté de la table, la Revêche commençait à prendre peur. Elle avait les yeux exorbités.

     

    - Ça va Monsieur ? Vous n'avez pas l'air très bien...

    Elle n'aurait jamais dû s'adresser à lui, car Ron a ouvert en grand la bouche pour lui répondre. Aucun mot n'en est sorti, au contraire de quelques gaufrettes et de plusieurs centaines de moules qui avaient décidé de reprendre leur liberté à cet instant précis.

    Recouverte de dégueulis, la Revêche n'était pas plus jolie.

     

    La première fusée fut suivie d'une seconde en direction du canapé et du téléviseur 4k, puis d'une troisième qui a rendu visite à la bibliothèque de la Revêche (collection d'ouvrages rares sur le bondage à travers les âges). Pendant ce temps là, la Revêche poussait des petits cris d'épouvante. Et ce n'était que le début, la fusée avait encore beaucoup d'étages. 

     

    Quelques minutes plus tard, nous sommes repartis de l'appartement de la Revêche avec trois lingots d'or et une grosse liasse de billets (remis spontanément, bien entendu). Sur la table de la salle à manger, il y avait plusieurs paquets de gaufrettes non entamés, recouverts d'un mélange de moules et de pommes de terre frites prédigérées. (Le citron et la meringue semblaient être sortis dans les autres étages de la fusée). L'odeur dans l'appartement était un mélange entre l'acide chlorhydrique et le fumet d'une baleine crevée échouée sur une plage. Depuis plusieurs semaines.

    La Revêche était tétanisée, au bord de l'apoplexie, dépassée par les évènements. Aux dernières nouvelles, elle aurait arrêté la drogue.

    Au moment de quitter les lieux, Ron a jeté un regard plein de tristesse sur la table et les gaufrettes non consommées. Puis il m'a lancé un regard dégoûté. J'ai bien vu dans ses yeux qu'il avait compris que j'étais pour quelque chose dans sa mésaventure. C'est loin d'être un imbécile, quand il veut.

    Mais il n'a jamais tenté d'aborder le sujet par la suite.

    Et je me suis bien gardé de le faire.

     

    *** 

     

    Quelques jours plus tard, nous sommes à nouveau tombés sur un petit malin qui avait reçu des infos d'un autre petit malin (identifié depuis, mais cela fera l'objet d'une autre histoire) pour neutraliser Gaufrette. Ce petit malin n'avait pas reçu de ma part un colis de gaufrettes imprégnées de vomitif, c'était donc l'instant de vérité pour mon petit stratagème.

    Je ne le savais pas encore en sonnant à la porte de ce pavillon cossu de Saint Cloud.

     

    - Oui ? demanda Monsieur Smaule-Cléveur en ouvrant sa porte en chêne ouvragé.

    - Vous êtes bien Monsieur Lucien Smaule-Cléveur ? demandais-je.

    - Oui, que voulez vous ? répondit Monsieur Smaule-Cléveur, receleur indélicat de son état.

    - Vous avez des gaufrettes ? demanda Ron.

    - Bien sûr, j'en ai ! jubila le petit malin dans un grand sourire adressé à Ron. Vous en vou..

    - J'aime plus ça, le coupa Ron d'un ton triste.

    - Pardon ? demanda Monsieur Smaule-Cléveur, interloqué.

    - « Schlack ! »

     

    Le problème était résolu. 

     

     

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