• Tout est vrai ou presque

     

    J'ai souvent des prémonitions. La plupart du temps, elles se vérifient.

    Depuis hier soir, je sentais la mort me tourner autour. Ce matin, j'ai même écrit une petite chanson d'adieu, au cas où. Puis je suis parti en voiture rejoindre mon associé pour finaliser une nouvelle affaire avec notre conseil juridique. 

    Les conditions de circulation étaient difficiles : vent, beaucoup de pluie, les conditions idéales pour un accident de la route. 

     

     

    J'évite miraculeusement toutes les embuches semées sur ma route, je n'écrase personne en entrant dans le parking souterrain et je trouve facilement une place de parking au dernier sous-sol. Je sors de ma voiture comme si je venais de remporter une grande victoire. Des personnes âgées me laissent leur place pour entrer dans l'ascenseur, car elles sont deux (probablement des inséparables) et il y a déjà une personne dans la cabine limitée à deux places par temps de Covid. C'est décidément mon jour de chance. Ce genre de chose ne m'arrive jamais. 

    Je me rends à mon rendez vous, qui n'est qu'à quelques centaines de mètres du parking. Les pavés et la chaussée sont humides, il pleut, tout est très glissant : nouveau miracle, j'arrive indemne, à peine mouillé et presque à l'heure à mon rendez vous. 

    Après celui ci, mon associé et moi allons faire le point sur les affaires en cours dans un café. Nous y recevons un appel : l'une de nos employées a très probablement contracté le Covid 19. Il faut la remplacer d'urgence. 

    La nouvelle résonne en moi : et si c'était la prémonition qui se réalisait ?

    Ça me semble tout de même un peu léger. 

    Peu avant midi mon associé prend congé : il ne l'avouera jamais mais il évite de déjeuner en ma compagnie, car il ne veut pas tâcher sa chemise. 

    J'appelle plusieurs de mes connaissances locales pour ne pas manger seul. En vain.

    Triste mais résolu à ne pas repartir le ventre vide, je me rends dans un restaurant franchisé situé à la périphérie de la ville. Les conditions météos n'ont pas changé, il fait toujours aussi mauvais, mais j'évite la chute en regagnant le parking, l'accrochage en en sortant et la maréchaussée sur le chemin du restaurant.

    J'arrive sur le grand parking de cette enseigne qualifiée de nationale. Je me gare au fond, sur une place isolée, pour éviter de raccrocher une autre voiture, précaution qui pourrait sembler superflue. Pas dans mon cas.

    Je fais plusieurs manoeuvres qui pourraient sembler insolites à beaucoup, dans le but de ranger ma voiture entre les deux bandes blanches qui délimitent mon espace personnel. Heureusement qu'il pleut à verse, ça m'évite le sourire goguenard des as du volant qui assistent généralement à mes exploits. 

    Vu que je suis au bout du parking, qu'il pleut fort et que je ne suis pas pressé, je décide d'écouter les informations en attendant que le temps se calme. Pour ne pas arriver aux portes du restaurant trempé comme une soupe. 

    Il va de soi que mon parapluie est cassé. Il est toujours cassé, même quand il est neuf. C'est pour cette raison que je privilégie désormais la casquette, beaucoup plus sûre.

    J'apprends alors que Donald Trump, le milliardaire américain adulé par les classes populaires de l'Amérique a attrapé le Covid 19. (Il serait d'ailleurs temps de passer au Covid 20, Fifa 21 est sur le point de sortir...). C'est une jolie dame de son entourage qui l'a contaminé. Juste retour des choses pour celui qui se vante d'attraper autre chose que le Covid chez les jolies dames. 

    Peut-être est ce un nouveau signe ? La mort rôde en effet autour de moi ?

    À peine ai-je le temps de me poser la question qu'un corbillard passe devant moi et décide de se garer exactement à côté de ma voiture. Pourtant il y a de la place, sur ce parking...

    Cette fois, le signe est évident. Il faudrait être aveugle pour ne pas le voir.

    Pris d'effroi, je quitte mon véhicule en catastrophe, et, sous une pluie désormais légère, je me rends d'un pas aussi assuré que possible vers l'entrée du restaurant. Arrivé devant, les dix-huit affichettes qui demandent impérativement aux clients de pénétrer dans le restaurant en portant un masque me font rebrousser chemin, car j'ai oublié le mien dans ma voiture. 

    Je m'approche avec le plus de dignité possible de ma voiture et du corbillard, dont sont descendus deux hommes d'une trentaine d'années, tous les deux bruns et élancés, à l'air plutôt amical. À priori, ils semblent vivants, c'est déjà ça.

    Je ne vais pas jusqu'à engager la conversation. D'ailleurs, ils discutent entre eux : je ne vais pas les interrompre pour leur faire remarquer qu'il pleut ; je me précipite dans ma voiture, enfile mon masque d'un air qui se veut dégagé, et repars aussitôt en direction du restaurant.

    Passée la porte d'entrée du restaurant, il m'arrive ce qui m'arrive toujours quand j'arrive seul dans un restaurant : je deviens subitement invisible.

    Serveurs, Commis, Maître d'hôtel, Directeur : tous passent devant moi sans me voir, alors que j'arbore mon sourire le plus engageant et le plus sympathique. Ce qui, il faut le dire ne se voit guère derrière mon masque chirurgical bleu. Mais sans masque le résultat est souvent similaire, je ne m'en inquiète donc pas.

    Finalement, les deux employés des pompes funèbres, tout de noir vêtus, entrent à leur tour dans le restaurant. Respectueux du marquage au sol de l'établissement, ils s'arrêtent sur une bande jaune, un bon mètre derrière celle sur laquelle je me tiens depuis cinq bonnes minutes.
    Le Maître d'hôtel masqué (qui n'est pas Zorro) les aperçoit aussitôt et se précipite vers eux. Alors qu'il n'est plus qu'à quelques dizaines de centimètres de moi, il se rend soudainement compte de ma présence et m'adresse la parole, légèrement surpris.

    - Bonjour Monsieur, vous êtes seul ?

    - Bonjour. Oui, je suis seul, et je n'ai pas réservé, dis-je avec un ton faussement contrit.  

    - Je vais voir s'il nous reste une place. 

    Le voilà parti en salle. Je connais déjà quelle sera ma place. Ce sera celle qui se trouve le plus près des toilettes, ou celle qui jouxte l'entrée des cuisines. 

    Il revient, puis me guide vers la place qui jouxte l'entrée des cuisines et me demande : 

    - Cette place vous convient ?

    Je n'ai pas le temps de lui répondre "oui" qu'il repart illico se jeter au service de clients bien plus attirants que moi : les croque-morts.

    D'ailleurs je suis à peine assis qu'il revient en leur compagnie et les installe à la table située à côté de la mienne en leur disant :

    - Ici, vous serez tranquilles. 

    C'est un complot.

    Je parviens à passer ma commande avant eux, ce qui relèverait de l'exploit si je n'avais pas fait tomber mes couverts aux pieds d'une jeune serveuse pour attirer son attention. Face à l'adversité j'ai développé au fil des années des techniques de survie imparables. 

    Vingt minutes passent, j'ai le temps de lire 12% du livre que je viens d'acheter sur mon application Kindle. (Un livre assez court, je suis un lecteur lent. En général je termine la lecture du menu quand mes convives commandent leur café. Ceci expliquant aussi pourquoi je mange souvent seul au restaurant. Avec peut être également ma conversation soporifique. Et les envolées de sauce.)

    La jeune serveuse sympathique apporte à mes voisins de table leur plat. Je ne m'en offusque pas, j'en ai vu d'autres. 

    Entre deux bouchées de gigot, les deux funèbres employés évoquent leurs emplois du temps pour les jours à venir. Qui semblent bien chargés. L'un d'entre eux explique à l'autre avec une pointe d'émerveillement dans la voix qu'il n'a pas assisté à une cérémonie identique de toute la semaine. Il ajoute toutefois par honnêteté :

    - À part deux crémations. 

    Le cuisinier qui officie près du grill, de l'autre côté de la porte d'accès aux cuisines, a remarqué que je n'ai toujours pas commencé à manger, bien qu'arrivé depuis une demi-heure. Il s'approche de ma table et me demande : 

    - Vous n'avez toujours pas eu votre entrée ?

    - Non, pas encore. 

    Il faut dire que l'entrée en question, composée de viande salée et hachée de cochon mort, demande beaucoup de préparation. Pour fabriquer une terrine à partir de l'abattage du cochon, il faut au minimum 48 heures. Je ne vois donc pas de raison de me plaindre pour une demi-heure d'attente. 

    Et puis je ne suis pas vraiment rassuré : ça décanille sec autour de moi. Entre ma prémonition, ma collaboratrice, Trump, les chauffeurs du corbillard et le cochon qu'on vient d'occire pour mon compte, j'ai plutôt intérêt à faire profil bas. 

    Finalement mon assiette de cochonnaille arrive. Suivie quelques secondes plus tard par mon andouillette, que le maître rôtisseur était pressé de me servir. Ce qui explique rétrospectivement son intérêt soudain pour ma personne. 

    Mes deux aimables voisins prennent congé alors que je suis à la moitié de mon andouillette : je les salue amicalement de mon plus beau sourire sans masque, un morceau d'intestin de cochon coincé entre mes deux incisives. 

    Chose rare, il me rendent mes salutations. Entre voisins, les usages se perdent. 

    Pour ne pas avoir à revoir les deux Messieurs à ma sortie de table, je fais durer le plaisir : je prends une tarte aux pommes, suivie d'un café, puis d'un autre café. La salle de restaurant est désormais presque déserte, à l'exception de quelques couples illégitimes qui viennent d'arriver tout décoiffés de l'hôtel qui jouxte le restaurant. 

    La jeune serveuse, si aimable il y a un peu plus d'une heure, me passe sa serpillière sur les chaussures. Probable message subtil pour que je quitte les lieux.

    J'avais fini. Je paye, puis je laisse un pourboire généreux de deux euros cinquante. 

    Dehors, c'est la tempête : la casquette que je viens à peine de remettre s'envole et tombe sur la route, au milieu d'une flaque d'eau. Je me précipite pour la ramasser. 

    C'est à ce moment là que j'aurais dû mourir : j'allais me pencher pour récupérer ma casquette, et me faire percuter par le corbillard qui sortait du parking. 

    Mais au moment fatidique, la jeune serveuse qui venait de recompter mon pourboire a ouvert la porte du restaurant et a crié, en tenant bien haut une petite carte plastifiée couleur or : 

    - Monsieur, votre carte Gold "HOT VIDEOS" est tombée au sol quand vous avez rangé votre carte bleue !  

    Je me retourne, rouge comme une pivoine, et à ce moment là le corbillard roule dans la flaque d'eau (et accessoirement sur ma casquette). Je reçois dans le dos une gerbe d'eau boueuse digne d'un tsunami japonais. 

    Mon pourboire vient de me sauver la vie, mais n'a rien pu faire pour mon honneur.

     

     

    Aussi dignement que possible, je me suis approché de la jeune serveuse dont le sourire débordait des deux côtés du masque et j'ai récupéré ma carte d'abonnement en la remerciant. J'ai bien envisagé de dire qu'il s'agissait de la carte d'abonnement d'un ami, une carte que je gardais pour lui, pour que sa femme ne tombe pas dessus. Mais je n'ai pas jugé utile de m'enfoncer davantage dans l'infamie.

    Après cela, je suis rentré directement chez moi sans jamais réfléchir aux mauvaises conditions climatiques, ni aux risques d'accidents de la route.  

    Quand j'ai ouvert ma porte, couvert de boue et d'embarras, mon chien n'a pu retenir un léger hochement de tête résigné en me voyant.

    Comme il est télépatte (il allume régulièrement la télé en appuyant sur la télécommande avec ses pattes), j'ai distinctement entendu ce qu'il pensait : 

    - C'était bien la peine de me laisser huit jours de croquettes et quatre gamelles d'eau pour revenir aussi vite.

    Je n'ai pas pris la peine de lui répondre. Je suis allé me coucher.

     

     

     

     

     

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