• Le cadavre et le Cormoran.

    Il était une fois dans une foret lointaine, par une belle matinée de printemps, un cadavre. Mort mais pas enterré, il était affalé sur une souche de sapin, dans une position aussi peu flatteuse que possible et dans un état de décomposition assez désespérant pour les fleurs situées à proximité.

    Vint à passer une demoiselle prénommée Gertrude. Elle était en quête de champignons aux vertus stimulantes pour sa clientèle. Incommodée par l'odeur, la délicate demoiselle plissa le nez, avant d'identifier l'origine de son déplaisir. Elle prit quelques instants pour contempler la mort dans toute sa splendeur, médita sur le caractère définitif de la situation quelques secondes, puis décida de vérifier s'il ne restait pas à ce cadavre quelques sous en poche.

    Si fait, elle s'approcha du cadavre en se pinçant le nez pour inspecter ses riches atours. Elle eut tôt fait de trouver une bourse bien garnie qu'elle empocha sans un remord, si ce n'est pour l'odeur. Elle trouva également une pochette en cuir ouvragé contenant quelques enveloppes et autres papiers pliés. Elle s'en empara sans sourciller plus que nécessaire. Inutile de faire de l’œil, ce client là était certes totalement raide, mais pas intéressé. Poursuivant son chemin dans la foret de Pallifrignac, elle s'en fut vaquer à ses petites affaires pour le reste de la journée.

    Une fois rentrée dans la pension de jeunes filles de mauvaise famille de Mademoiselle McRelle, elle se mit enfin à lire le contenu de la pochette en cuir. Hormis quelques reçus de blanchisseurs, quelques lettres d'amour ridicules qui lui permirent cependant d'identifier le cadavre de la foret (un certain Biquet D'Amour) et sa femme (une certaine Chouquette D'Amour), une missive étrange, dont la couleur jaunie et le papier très cassant laissaient présager le grand âge, retint son attention.

    Sur cette espèce de vieux parchemin, on pouvait lire :

     

    « Le cormoran du bois est un fieffé menteur

    De son bec ne sortent que des fariboles

    Il est tout sauf honnête, ce beau parleur

    Ne lui accordez ni votre confiance, ni votre obole.

    Il ne répond juste qu'à la première question

    Toutes les suivantes ne seront que déceptions.

    Si vraiment vous y tenez, vous le trouverez dans la foret de Pallifrignac

    Sous un hêtre pleureur proche de la grosse pierre en forme de Macaque.

    Essuyez vous les pieds avant d'entrer. »

     

    Intriguée, la demoiselle s'interrogea sur la nature du Cormoran : oracle authentique ou vulgaire bonimenteur ? Elle irait voir dès le lendemain si elle pouvait trouver son repaire. Après tout, la réponse juste donnée à la première question pouvait avoir son intérêt. Il suffisait de poser la bonne question. Elle connaissait bien la foret, il ne serait pas difficile d'y trouver une grosse pierre en forme de Macaque.

     

    ***

     

    Dès le lendemain, avant de prendre son travail, Gertrude commença ses recherches. Elle fit chou blanc la première journée, chou blanc la première semaine, chou blanc le premier mois, chou blanc la première année. Elle envisagea de cesser ses recherches lors de la douzième année, année où elle souffrit d'affreuses ampoules au pied. Mais Gertrude était obstinée, tout son temps libre passa dans la recherche de la pierre en forme de Macaque. Elle chercha durant vingt cinq longues années. Sa relative beauté de jadis s'était quelque peu fanée dans la moiteur des sous bois, ses affaires devinrent plus difficiles, ce qui lui donna encore davantage de temps pour intensifier ses recherches, quitte à revenir épuisée de chacune de ses randonnées.

    Après l'avoir arpentée tout ce temps, Gertrude connaissait très bien la foret de Pallifrignac, elle la connaissait même comme sa poche. Dans une petite clairière ayant quelque chose de familier, alors qu'elle prenait quelques minutes de repos bien mérité, assise sur une vieille souche de sapin, Gertrude finit subitement par réaliser qu'il n'y avait pas l'ombre d'une pierre en forme de Macaque dans cette foret. C'était à la tombée du jour par un sombre après midi d'hiver. Rompue de fatigue, terrassée par cette révélation abominable, elle mis quelques minutes à réaliser qu'elle se trouvait exactement à l'endroit où elle avait trouvé vingt cinq années plus tôt le cadavre de Biquet D'Amour et ses richesses. Les ossements de Biquet d'Amour avaient depuis longtemps été dispersés par les éléments et les animaux de la foret, mais elle ne tarda pas à repérer un bouton de culotte, car elle avait l’œil pour ce genre de détail. Ce fut comme si le sol s'ouvrait sous ses pieds. Gertrude en perdit la boule, anéantie par l'idée d'avoir passé sa vie à la poursuite d'une chimère. Elle se mit à sangloter, le cœur brisé, désespérée, souhaitant que la mort vienne l'emporter sur le champ.

     

    ***

     

    Gertrude émergea d'un trou noir pour se retrouver plongée dans l’obscurité : elle avait perdu la notion du temps, et ce qui devait arriver était arrivé : la nuit avait fini par tomber. Jamais au cours de ses recherches elle ne s'était aventurée dans la foret de nuit.

    Affolée, Gertrude commença à paniquer : elle n'y voyait rien, la lune était nouvelle, il n'y avait rien à espérer de ce côté. Elle eut tôt fait de se perdre totalement. Gertrude se traita de gourde, de truffe, d'écervelée et même de blonde, mais son énervement ne lui donna aucune indication pour retrouver son chemin. Bientôt, elle commença à entendre de petits bruits : des grattements, des bruissement de feuilles, des gémissements, des halètements. Elle en était persuadée, les loups l'avaient déjà encerclée. Elle se saisit à tâtons d'une branche d'arbre, bien décidée à se défendre bec et ongles. Elle avait repris du poil de la bête.

    C'est alors qu'elle distingua une lueur dans la nuit : aucun doute il s'agissait d'une flamme, probablement une lampe. Un fol espoir s'empara de Gertrude ! Au risque de se rompre le cou, elle se dirigea aussi vite qu'elle le pouvait vers son salut, criant à plein poumons pour se signaler tout en effrayant les bêtes sauvages.

    C'est une Gertrude percluse de plaies et de bosses qui arriva enfin au pied d'une torche. Frigorifiée, terrifiée, épuisée, elle n'en resta pas moins bouche bée. La torche était disposée dans l' anfractuosité d'un rocher en forme de macaque ! Il ne fallu que quelques instants à Gertrude pour identifier un magnifique hêtre pleureur à quelques pas.

     

    Une voix à la fois caverneuse et nasillarde émergea bientôt du hêtre :

    « - Et bien Gertrude, vas tu rester plantée là toute la nuit ? N'as tu pas froid ? Pourquoi ne viens tu pas poser tes questions, qu'on en finisse ? Ou bien vas tu continuer à hurler dans la foret pour le reste de la nuit ?

     

    Estomaquée, Gertrude se dirigea après un petit moment d'hésitation vers le hêtre. Elle écarta de la main les branchages pour se glisser sous cet arbre étrange. Dans une semi obscurité, elle distingua grâce à l'éclairage de la torche un hybride entre un oiseau et un homme. Il était immense, entièrement noir, son visage humain était affublé d'un bec jaune grotesque et il semblait avoir des ailes à la place des bras. Une quête de vingt cinq années arrivait à son terme et Gertrude avait le sentiment qu'elle allait s'effondrer à tout moment. Elle se retint de toutes ses forces de poser la moindre question du type « Qui êtes vous ? » ou encore « Êtes vous bien réel ?». Elle y parvint d'extrême justesse.

      • Bien, n'y passons pas la nuit, tu me cherches depuis suffisamment longtemps, je pense que tes questions sont prêtes depuis tout ce temps, dit de sa voix étrange le Cormoran, qui semblait agacé et impatient. Je t'écoute.

      • Oui, bien sur, bien sur... bredouilla Gertrude.

      • Allez, pose moi ta première question, je te prie.

    Gertrude prit son inspiration, et la gorge sèche posa la question qui lui brulait les lèvres depuis tant d'années :

      • Que dois-je faire pour devenir immensément riche ?

    Voilà, c'était sorti, il n'y avait plus de retour en arrière possible, Gertrude ressentit un soulagement presque inimaginable, elle avait posé la bonne question.

      • Ah ah ah, l'argent, toujours l'argent, j'en étais sur ! C'est toujours ça ou l'amour, mais ta profession t'a dégoutée de l'un sans jamais te faire renoncer à l'autre ! Écoute bien ma réponse : demain, à la tombée du jour, installe toi sur le petit pont de pierre, derrière l’Église de Pallifrignac. Un homme très riche viendra te faire chercher en calèche. D'ici deux semaines il t'aura demandé en mariage, et tu deviendras très riche.

      • Mais comment le reconnaitrais- je ? Demanda Gertrude.

      • Tu ne le pourras pas, il faudra répondre à la première invite.

      • Sera t-il beau, au moins ?

      • Ah, mais tu m'as demandé la richesse, pas la beauté, ricana le Cormoran. Que ne m'as tu posé la question « Comment puis-je rencontrer un beau et riche mari ? », tu ne peux t'en prendre qu'à toi même !

      • Certes, mais sera t-il au moins de bonne compagnie ?

      • Certainement pas. Écoute, nous n'allons pas lister toutes les qualités du mari idéal : ton mari sera très riche, mais aussi très laid, très méchant, il te battra comme plâtre chaque jour, même le dimanche. Il te battra lorsque la soupe sera trop chaude, lorsqu'elle sera trop froide, lorsqu'elle sera trop salée ou trop fade. Tes enfants seront d'ignobles petits moutards, moches, bêtes et méchants, leur papa en dix fois pire.

      • Mais... mais c'est horrible ! Gertrude, effondrée, sentait poindre une nouvelle crise de larmes, tout en se jurant de ne plus jamais faire de soupe de sa vie.

      • Je ne fais que répondre à tes questions le plus honnêtement possible, ma chère. Si tu ne veux pas connaître cette vie de richesses, tu restes libre de ne pas te rendre au pont de pierre demain soir. Sur ce, je pense que nous nous sommes tout dit. Tu as posé quatre questions, c'est déjà une de trop. Cela fera cent sous.

      • Cent sous ! Cent sous pour ces mauvaises nouvelles ? Tu n'auras rien, pas un fifrelin ! »

         

    C'est ainsi que Gertrude quitta l’abri du hêtre pleureur : très en colère. Elle marcha au hasard dans la nuit, jusqu'au lever du jour, où elle put enfin retrouver son chemin.

    De retour dans sa chambre de la pension McRelle, elle dormit toute la journée. La nuit tombée, elle décida de se rendre au petit pont de pierre avec la ferme intention de tourner le dos à son destin si celui ci n'y mettait pas un peu plus de bonne volonté.

    Elle n'était pas installée depuis cinq minutes qu'une carriole pourrie s'arrêta près d'elle. Un horrible bonhomme au sourire édenté lui fit un signe égrillard et l'invita à monter. Gertrude prit une mine outragée et tourna les talons, faisant mine de s'éloigner. Elle regagna son poste dès que l'affreux s'en fut allé. Quelques minutes plus tard, un magnifique carrosse passa devant elle sans faire mine de s'arrêter. Le cocher ne la regarda même pas. Puis plus rien. Gertrude, résignée, s'apprêtait à repartir lorsque le carrosse repassa dans l'autre sens. Cette fois ci le cocher fit halte, et s'adressa bientôt à elle :

    « - Savez vous, Mademoiselle, ou se trouve la gente dame habituellement présente en ces lieux ?

    • Non, Monsieur, je l'ignore.

    • Mon maître en sera fort déçu, je le crains, me feriez vous l’obligeance de m'accompagner et de la remplacer ?

    • Oui, certes, je le puis, mais votre maître ne serait il pas de ceux qui maltraitent les dames ? questionna Gertrude dans l'espoir d'infirmer les dires du Cormoran.

    • Certainement pas, Messire Jean n'a jamais maltraité qui que ce soit à ma connaissance, c'est un bon maître.

    • Très bien, dans ce cas je vous suis. »

     

    Une fois arrivée après une petite heure de carrosse dans un château de taille fort respectable, Gertrude fit la connaissance de Messire Jean, Vicomte de la Chaise à Trou. C'était un homme affable et charmant, plus de la première jeunesse, certes, mais dont le physique n'avait rien d'infamant. Ils passèrent une excellente soirée, et pendant toute la semaine qui suivit, Messire Jean vint la faire chercher tous les soirs à la pension de la mère McRelle.

    Gertrude n'était pas amoureuse, elle ne croyait pas en l'amour, mais cet homme était de très bonne compagnie, d'une richesse largement suffisante pour lui assurer une vie confortable, bien loin de l'humidité de la foret de Pallifrignac et de ses activités nocturnes inavouables. Le Cormoran était bien un fieffé menteur passée sa réponse à la première question. Aussi, lorsque deux semaines après leur première rencontre Messire Jean lui fit sa demande en mariage, elle accepta sur le champ.

     

     

    ***

     

    Dans la foret de Pallifrignac, par une belle matinée de dégel après un rude hiver, reposait un cadavre. Mort au milieu des bois, au centre d'une petite clairière, il était affalé sur une souche de sapin, dans une position aussi grotesque que possible et dans un état de décomposition assez avancé pour que les fleurs situées à proximité en éprouvent une infinie tristesse.

    Vint à passer un garçon de onze ans, Maurice, le plus jeune enfant du Maréchal-ferrant de Pallifrignac. Il était en quête de champignons toxiques pour se venger d'un de ses grands frères, un sale voleur de soldat de plomb. Surpris par l'odeur, Maurice plissa le nez, avant d'identifier l'origine de la nuisance. Il prit quelques instants pour contempler la mort de ses yeux ronds, réalisa combien cet état revêtait un caractère définitif, imagina son frère dans la même situation, puis décida de vérifier s'il ne restait pas à ce cadavre quelques sous en poche. Il pourrait peut être se racheter un soldat de plomb et ainsi éviter de mettre son projet à exécution, l'envie lui en étant subitement passée.

    Au vu de ses atours, le cadavre était certainement celui d'une pauvresse sans le sou, il fallait vraiment être dans la pire des misères pour porter des jupons aussi courts en hiver. Aussi fut il agréablement surpris de trouver sur elle une jolie bourse et une pochette de cuir ouvragé dans laquelle se trouvaient de vieux papiers. Il empocha le tout pour l'étudier plus tard, à l'abri des regards. Ce n'était pas comme si le cadavre en avait encore besoin. Peut être ces papiers recelaient ils une carte au trésor ? Le jeune garçon, à l'imagination fertile et aux faibles vertus, s'en fut avec un grand sourire. En guise de champignons vénéneux, il revenait au village avec une bourse suffisamment garnie pour faire l'acquisition de toute une armée de soldats de plomb, sans oublier les documents de celle qu'il identifierait bientôt comme une certaine Chouquette d'Amour.

    Perché à quelques mètres au dessus de la souche de sapin et de son cadavre, le Cormoran secoua la tête avec résignation, et soupira in petto : « C'est reparti pour un tour ».

     

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