• Réveil Difficile (suite et fin)

    cliquez ici pour lire ou relire la première partie (indispensable !) 

     

    Je pensais en avoir fini avec cette histoire, mais il n'en était rien. Je relate ci après les évènements qui ont suivis.

     

     

    Deuxième lundi 5 Avril 2027 

     

    Lundi matin, mon téléphone a sonné à 6h00, comme tous les lundis. J'ai aussitôt allumé la lumière, actionné les volets roulants et mis en route ma cafetière : miracle, tout fonctionnait parfaitement.

    Je suis ensuite parti au travail,  souriant bêtement à toutes les personnes qui attendaient le bus avec moi. Je me suis dit qu'il serait peut être temps de passer mon permis. Après tout, j'avais réussi à faire les cent kilomètres retour de mon périple Tourangeau sans accident, je devais avoir des dispositions naturelles pour la conduite automobile. 

    Ma journée de travail s'est déroulée comme d'habitude, à savoir devant mon ordinateur, à planifier les interventions des équipes de dépannage. Autour de la machine à café, les discussions ont tourné essentiellement autour de la vague de crimes mystérieux qui avait touché la région dans la nuit de samedi à dimanche. Dans le journal local, que j'ai consulté pendant mes nombreuses pauses café de la journée, les auteurs des méfaits du week end avaient été surnommés « Les Fantômas ».  Ça m'a bien fait rigoler.

    Mais vu l'accueil que le récit de mes aventures avait reçu la veille au soir de la part de Lucie, j'ai préféré faire profil bas. 

    Lucie m'avait purement et simplement raccroché au nez quand j'avais commencé à lui raconter ma drôle d'aventure, me traitant de mythomane. À la réflexion, j'aurais peut être du commencer la conversation en prenant de ses nouvelles, plutôt que par un « Tu ne devinera jamais ce qu'il m'est arrivé ! »

    J'ai proposé à Tonio, mon meilleur ami de la boite, d'aller boire un verre après le boulot, sur le coup de 15 heures. Il était un peu tôt, mais ça ne nous a pas empêché de nous installer à la terrasse de notre troquet préféré du centre ville, et cette fois ci j'ai pu raconter mon histoire à un auditoire captif, vu que c'était moi qui payait ma tournée. 

    Tonio, n'a pas cru un mot de ce que je lui ai raconté, j'ai donc dû le convaincre de me ramener chez moi, et je l'ai mis devant le fait accompli en lui ouvrant mes placards. Il en est resté comme deux ronds de flan.

    Tonio ayant décrété que je devais raconter mon histoire aux autres copains de notre petite bande. On les a donc appelés et ils nous ont tous rejoint à l'appart. 
    On a tous fini assez tard ce lundi soir, et en assez mauvais état. Tout le monde avait voulu goûter aux bonnes bouteilles, c'était couru d'avance. Mes copains sont tous repartis avec des paquets de café, des réchauds gaz et des bouteilles de whisky. C'était pour moi la façon idéale d'écouler mon stock. Ils s'étaient tous engagés à me trouver des clients, le plus discrètement possible bien entendu
    .

    Je pense qu'ils étaient tous convaincus par mon histoire quand ils sont repartis. Bourrés, mais convaincus. 

    Je n'étais pas très brillant en allant me coucher, mais au moins je n'avais pas eu à conduire en état d'ébriété pour plonger dans mon plumard.

     

    Deuxième mardi 6 Avril 2027

     

    Je me suis levé avec une nouvelle barre de métal dans la tête, j'ai constaté qu'il y avait toujours du courant, mais sans trop m'en émouvoir, j'avoue. Puis j'ai pris une douche, j'ai mangé mes aspirines et bu mon café. À 6h30 je m'apprêtais à sortir pour rejoindre mon arrêt de bus, quand on a frappé lourdement à ma porte :

    • Police Nationale ! Ouvrez !

      Comme j'étais devant la porte, j'ai ouvert aussitôt, avant même que le policier ne frappe à nouveau. Cinq hommes en tenue anti émeute et un berger allemand se sont alors jetés sur moi, m'ont mis au sol et m'ont passé les menottes. Le chien se contentant d'assister au menottage en me bavant dans l'oreille. Un policier en civil un peu plus âgé, un peu plus chauve, un peu plus calme et un peu moins baveux que les autres s'est alors approché de moi : 

    • Monsieur Donald Demare ?

    • Oui, ch'est moi, que ch'pache t-il ? tentais-je d'articuler avec la bouche collée sur le carrelage, tandis qu'on me palpait pour s'assurer que je ne partais au travail avec une Kalachnikov dissimulée le long de ma jambe, ni avec et des grenades offensives dans le slip. 

    • Monsieur Demare, il est 6h31, nous sommes le 6 Avril 2027, je vous notifie votre placement en garde à vue pour une durée de 24 heures, qui pourra être prolongée si besoin. Vous êtes arrêté aux motifs de vols aggravés dans la nuit du 3 au 4 Avril 2027. Vous avez droit à une visite médicale si vous le souhaitez, vous avez le droit de vous taire, le droit de contacter un avocat de votre choix, ou bien il vous en sera commis un d'office. Si vous le souhaitez nous pouvons prévenir un proche, ainsi que votre employeur. Voici la commission rogatoire qui nous autorise à fouiller votre appartement et votre cave, vous allez rester ici pour y assister et répondre à nos questions si vous le souhaitez, puis nous irons au poste. 

     

    Sur ce, les policiers ont ouvert mes placards, et ont saisi toute la marchandise restante de ma virée à Tours. Certains d'entre eux se marraient et m'ont appelé « El Gringo » ou « El Torefactor » à cause de la quantité de café récupérée et des réchauds gaz. Même le berger allemand se fendait la gueule. On avait entamé le stock la veille avec les copains, mais il restait beaucoup de marchandise, j'avoue. Hors contexte, je comprenais qu'ils me prennent pour un demeuré. 

     

    À l'issue de la fouille, je suis sorti de mon appartement menotté, sous le regard attristé de Madame Pereira et le regard hargneux d'autres voisins moins compréhensifs.

    Je me suis retrouvé au poste un peu avant neuf heures, après un trajet dans une voiture de police grillagée qui sentait le vomi, l'urine et d'autres choses épouvantables. Arrivé au poste, les policiers m'ont emmené directement dans une cellule de dégrisement qui ne sentait pas plus bon que la voiture. Ils m'ont piqué ma ceinture et les lacets de mes chaussures après m'avoir fouillé à nouveau. Puis ils m'ont enfermé. Je n'en menais pas large. 

    Une heure après, on m'a introduit dans une salle d'interrogatoire blanche éclairée par des néons blafards, où j'ai été mis en face d'un avocat commis d'office, un jeune freluquet à lunettes qui devait être en train de terminer son stage de 3ème, et qui n'a pas cru un traître mot de ce que je lui ai raconté. Je n'ai pas vraiment réussi à lui en vouloir.

     

    Le policier calme qui ne bavait pas, celui qui avait procédé à mon arrestation plus tôt dans la matinée, est entré quelques minutes plus tard, s'est assis en face de moi. Après un point relatif à mon identité, en particulier les prénoms de mon père dont je ne suis jamais parvenu à me souvenir, il a entamé les choses sérieuses  : 

    • Monsieur Demare, pouvez vous me raconter votre nuit de samedi à dimanche, s'il vous plait ? Comment avez vous fait pour fracturer les portes de dix sept appartements de votre cité, voler sept voitures entre ici et Tours et cambrioler trois grands magasins au nez et à la barbe des vigiles et des caméras de surveillance, tout ça dans la même nuit ? Et s'il vous plait, ne niez pas, on a relevé vos empreintes sur tous les lieux que je viens d'évoquer. 

    • Je veux bien vous raconter ce qui s'est passé, mais vous n'allez pas me croire, lui répondis-je, un peu dégoûté par mon inconséquence. 

    Je m'en voulais énormément : je savais que mes empreintes étaient dans le fichier de la police, j'avais été interpellé quelques années plus tôt suite à une bagarre d'ivrognes, dans le centre ville. Et à aucun moment je n'avais envisagé de mettre des gants avant de me lancer dans la cambriole !

    • Essayez toujours, j'adore les histoires incroyables, me relança l'inspecteur, décidément très aimable.

     

    Je me suis donc exécuté. Il n'a évidement pas cru un seul mot de ce que je lui racontais, mais je lui accorde tout de même le bénéfice de m'avoir laissé raconter mon histoire entièrement. Mon avocat était pour sa part entre deux eaux, visiblement gêné par mes élucubrations mais amusé par l'effarement du policier. 

    L'inspecteur m'a relancé une fois ou deux pour voir si je changeais de version, mais vu que je m'y suis tenu, il a laissé tomber, il a poussé un gros soupir et m'a fait signer le procès verbal de mon audition.

     

     

    Un peu plus tard, j'ai été reconduit en cellule. On m'a apporté à manger sur le coup de midi. Un plateau-repas abominable avec des aliments ayant une consistance d'éponge pour certains et de carton bouilli pour d'autres. Sans parler du goût. 

    Dans l'après midi, toujours en présence de mon avocat, j'ai été interrogé par un autre inspecteur, beaucoup moins sympa que le premier, qui s'est tout de suite énervé quand j'ai commencé à lui raconter ce qui m'était arrivé. Alors que c'est lui qui avait demandé. 

    Il m'a menacé des pires conséquences si je ne changeais pas très rapidement de version, et si je n'expliquais pas très vite de quelle façon j'avais déjoué la vigilance des agents de sécurité et des caméras des magasins ou comment j'avais fracassé des portes d'appartements sans que leurs occupants s'en rendent compte. De la façon dont il orientait ses questions, je crois qu'il pensait que j'avais utilisé du matériel d'espionnage chinois de haute technologie.

    J'ai préféré me taire, mon avocat me déconseillant de mentir. Le freluquet avait l'air pressé, il devait certainement avoir une réunion importante chez les Scouts le soir même, et ne tenait pas vraiment à entendre une troisième fois ma version des faits.  J'ai envisagé de lui proposer un réchaud gaz à un prix défiant toute concurrence, mais je me suis souvenu qu'ils avaient tous été saisis. Dommage. C'est un article très prisé chez les Scouts. 

     

    J'ai été ramené en cellule avec la promesse d'être présenté à un juge d'instruction dès le lendemain matin, mon avocat (que j'avais décidé de baptiser Blaireau Bigleux) me laissant entendre sans aucun tact que je ferai probablement l'objet d'une expertise psychiatrique dans les prochains jours. 

    Une fois en cellule, j'ai trouvé le temps long. On a fini par m'apporter une petite bouteille d'eau et un sandwich SNCF qui était probablement passé sous une rame de TGV. J'ai fini par me coucher sur la banquette miteuse de la cellule, et même par m'endormir. 

     

     

     

     

    *****

     

    J'ai été réveillé par un épouvantable mal de tête. 

    Mais dans mon lit. Chez moi.

    Par réflexe, je me suis jeté sur mon téléphone portable. Il affichait « Dimanche 4 Avril 2027, 8h38. Batterie 7 % ». 

    J'ai essayé d'allumer la lumière : rien. Puis d'actionner le volet roulant de ma chambre : rien.

    Ça recommençait !

    Dans ces conditions, vomir le contenu de mon estomac a été un vrai soulagement. 

    J'ai pris le temps de faire le point, et un inventaire de mon appartement : mes placards débordaient à nouveau des biens volés à Tours, et mes achats à l'Épicerie Lakhdar qui n'avaient pas été consommés étaient toujours présents dans mon frigo et ma cuisine. J'avais toujours beaucoup trop de piles.

    Mais je n'avais toujours pas de jus pour faire tourner la cafetière.

    Je suis sorti sur le balcon, pour vérifier ce qui se passait dehors : il ne se passait rien. Il n'y avait pas un son, pas un chat, pas un poulet à l'horizon. 
    Je me suis dit : ne paniquons pas, au moins je ne suis plus en prison. J'étais dans un complet brouillard, mais je me suis souvenu de plusieurs films et de quelques lectures qui pouvaient s'apparenter à ce qui m'arrivait : j'étais bloqué dans une boucle temporelle, c'était la seule explication. Sauf que tout ce que j'avais fait dans la boucle précédente était toujours là. Du balcon, je voyais d'ailleurs que le 4/4 et le groupe électrogène étaient garés au pied de l'immeuble. 

    Je commençais aussitôt à échafauder un plan pour me sortir de cette situation et ne pas repartir en prison dans cinq ou six jours : effacer mes empreintes partout où j'étais passé, remettre mes larcins dans les magasins où je les avais pris. Avec comme brillant raisonnement : pas de vol, pas de plainte ; pas de plainte, pas d'enquête ; pas d'enquête, pas d'arrestation.

    Je me suis souvenu à ce moment là que j'avais toujours une migraine épouvantable. Je suis donc allé chercher de l'aspirine dans ma salle de bains : il n'y avait plus !

    C'est seulement à ce moment là que je me suis dit que j'étais vraiment dans une merde noire.

     

     

    Un peu plus tard, je me suis habillé, j'ai récupéré une vieille paire de gants dans un placard, et je suis descendu pour forcer la porte et le rideau de la pharmacie la plus proche. Je n'étais plus à ça près. J'ai fait ça le plus proprement possible.

    J'ai piqué juste trois boites d'aspirine, et j'ai fait en sorte que ça ne se voie pas trop en prenant des boites dans la réserve. 

    Autant éviter les embrouilles avec la police. 

     

     

    Après ça j'ai entrepris de suivre mon plan à la lettre : je suis allé effacer mes empreintes (avec des chiffons et de l'eau de javel, on est jamais trop prudent) dans tous les endroits où je les avais laissées lors du précédent passage en mode « silence et solitude » de mon univers : dans l'immeuble d'à côté, sur la route nationale et à Tours.

    J'ai utilisé le 4/4 pour ramener le générateur et tous les biens volés dans leurs magasins respectifs, puis je l'ai abandonné dans une cité de la banlieue Tourangelle, avec les clés sur le contact, en prenant soin de tout bien nettoyer pour faire disparaître mes empreintes. 

    J'ai emprunté une autre voiture pour rentrer chez moi, que j'ai laissée dans le centre ville. 

    Après ça je me suis occupé des voitures échouées sur la nationale. Pour faire tout ça, il m'a fallu deux jours complets. Le tout dans un silence de mort, sans un quidam en vue. Mais je commençais à m'habituer, et j'avais surtout l'espoir que ça revienne à la normale. 

    Le mardi midi, j'avais terminé mon opération nettoyage. Mes placards étaient vides. 
    Il a quand même fallu que je retourne faire des courses chez Mr Lakhdar, mais cette fois ci je n'ai pas laissé de liste de mes achats, j'ai directement mis de l'argent dans son tiroir caisse. Et j'ai récupéré ma liste de la fois précédente, pour éviter que Mr Lakhdar ne me vende une nouvelle fois des piles en or massif.
    Le lendemain matin je me suis réveillé chez moi, tout était normal : j'avais très mal à la tête, la télé de la voisine beuglait, mes placards étaient vides et nous étions dimanche 4 Avril. 

    Le mardi matin qui a suivi, je n'ai pas vu les policiers débarquer.

     

    ****

     

     

    Une fois ce problème d'empreintes résolu, le spectre de la prison écarté, j'étais toujours coincé dans ma boucle temporelle. Toutes les nuits du mardi 6 au mercredi 7 Avril, mon univers rebootait, et je me réveillais avec une gueule de bois terrible, le dimanche 4 Avril.

    Avec toujours une alternance des univers "vides" dans lesquels j'étais seul au monde, et des univers "pleins" où tout semblait normal et ou tout se répétait.

    À la septième boucle, j'ai arrêté de compter. 

    Heureusement, toutes mes actions dans les univers "vides" précédents n'étaient pas annulées, ce qui m'a évité d'avoir à effacer toutes mes empreintes à chaque cycle. 
    J'avoue, j'ai profité un peu des cycles "vides" pour expérimenter des choses hors de ma portée en temps normal : grands crus, foie gras, champagne, suites des meilleurs hôtel de la ville, pilotage de bolides, et bien d'autres choses plus ou moins avouables. Mais à chaque fois en laissant le moins de traces possible de mon passage.

    J'ai fini par m'en lasser. Profiter tout seul, ce n'est pas vraiment marrant. 

    À la place, j'ai commencé à faire des recherches sur les boucles temporelles dans les sections scientifiques des bibliothèques de la région : de l'avis général, ça n'existait pas, en dehors de certaines théories sur les trous noirs et leurs "horizons des évènements". J'étais bien avancé. J'étais effectivement dans un trou noir, mais je n'en voyais pas l'horizon.

    Pendant les cycles pleins, je n'ai plus jamais raconté à Tonio mes aventures. D'abord, je n'avais plus rien dans mes placards pour le convaincre, et puis à quoi bon tout lui raconter pour qu'il ait tout oublié au début du cycle suivant ?

     

    J'ai commencé à désespérer. J'ai même passé un cycle "vide" complet sans sortir de mon lit. C'est alors que je me suis résolu à chercher de l'aide auprès des sciences "parallèles", auxquelles je n'avais jamais cru. Je me suis résolu à consulter des médiums, des voyantes, des mages pendant mes cycles "pleins". 

    J'ai donc fait le tour de tous les médiums et voyants qui étaient installés autour de chez moi, sans grand succès. La plupart étaient des charlatans inoffensifs. Les autres étaient des salopards.

    Mais un lundi soir, pendant un cycle "plein", j'ai fini par rencontrer une voyante qui m'a suggéré une piste intéressante. 
    C'était dans un cirque itinérant, installé sur la place d'un petit bourg de la région. J'avais vu dans le journal local une annonce qui mentionnait la présence du cirque, avec sa ménagerie et sa voyante. Je n'avais rien à perdre, j'y suis allé.

    Je l'ai trouvée sous un petit chapiteau qui était coincé entre l'enclos de deux dromadaires galeux et la cage d'un léopard nain albinos. Le léopard en question était un gros chat blanc auquel on avait ajouté manuellement des points noirs, probablement avec un marqueur. 
    Je n'étais pas trop confiant, surtout que la voyante avait pris le pseudo original de "Madame Irma".
    J'ai payé ma visite au guichet (20 euros) et je suis entré directement sous la petite tente rouge éclairée à la bougie. Une dame brune 
    d'une cinquantaine d'année, au physique ordinaire, était assise derrière un petit guéridon. Elle avait tous les atours de la voyante de foire : une grande robe rouge avec beaucoup de plis, des bracelets en or, des bagues de toutes les couleurs, une cape dorée à franges sur les épaules, un regard profond souligné de noir. Un parfait cliché.

    Je me suis approché du guéridon recouvert d'un velours sombre sur lequel une boule de cristal reposait. Elle m'a lancé en me désignant la chaise qui lui faisait face :

    • Bonsoir jeune homme, asseyez vous.

    J'ai dit bonsoir à la dame, et je me suis assis. Elle a enchainé d'un ton amical, dans un grand sourire : 

    • Qu'est-ce qui vous amène ? La chance, l'argent, le travail, l'amour ?

    • Rien de tout ça, j'ai un problème assez particulier...

    • Je vous écoute, racontez moi ce qui vous arrive. 

    Elle était aimable et n'a pas eu l'air de me prendre pour un cinglé quand je lui racontai mon histoire. La plupart de ses collègues avaient souvent écarquillé les yeux, se reculant sur leurs chaises, pour s'éloigner d'un fou potentiellement dangereux. Les plus retords n'avaient pas parus étonnés, approuvant mon récit de la tête comme s'il était banal, avant d'essayer de me vendre un colifichet protecteur contre les boucles temporelles au prix d'ami de 5 499 euros. 

    Je lui ai donc tout raconté, ça m'a pris une bonne vingtaine de minutes. Nous fûmes interrompu une fois par le guichetier qui s'inquiétait de la durée inhabituelle de la consultation. 

    Elle le renvoya d'un geste, et nous ne fûmes plus interrompus. 

    Une fois mon récit terminé, elle est restée quelques instants sans rien dire, comme perdue dans ses pensées. Puis elle a repris la parole, d'une voix douce : 

    • Je n'ai jamais eu de cas comme le votre, et je n'avais jamais entendu parler du phénomène que vous me décrivez. Mais ça ne veut pas dire que je ne vous crois pas. Vous m'avez l'air sincère, et cette histoire est suffisamment complexe pour ne pas avoir été inventée.

      Elle s'interrompit un instant pour réfléchir à nouveau, puis reprit :

    • Je ne vois pas comment je pourrais mettre fin à cela. La seule personne en mesure de le faire, c'est vous. Il faut que vous réfléchissiez à l'élément déclencheur de ce phénomène, il y en a forcément un. Et une fois que vous l'aurez identifié, vous devrez trouver un moyen de le corriger. 

      Elle a ajouté avec un petit air triste : 

    • Je ne vois pas d'autre solution, je suis désolée. J'espère que vous parviendrez à vous en sortir.

     

    Sur ce, elle m'a donné congé, car elle devait enchainer avec un nouveau client.

    Je l'ai remerciée, puis je suis rentré chez moi. 

     

     

    Ensuite j'ai suivi son conseil, et j'ai réfléchi intensément à ce qui avait pu déclencher cette maudite boucle temporelle. Après des heures de réflexion intense, je n'avais identifié qu'un seul suspect.

    Le seul élément déclencheur potentiel de mes mésaventures dans la nuit du 3 au 4 Avril, c'était le départ de Lucie. C'était l'élément qu'il fallait réparer.

    J'ai donc décidé de lui écrire un long courrier explicatif, avec des excuses et des promesses de changement. Pour qu'elle revienne, et que la vie reprenne son cours normal. J'étais plutôt sincère.

    Avec tous les cycles mis bout à bout, ça faisait plus d'un mois que je n'avais pas vue Lucie. Et elle me manquait. D'ailleurs j'avais essayé de la joindre ou de la voir à plusieurs reprises au cours des cycles passés : j'avais fini par découvrir qu'elle était chez sa mère, mais elle me raccrochait systématiquement au nez après chaque début de conversation téléphonique, et elle avait refusé de me voir quand je m'étais rendu sur place.

    Dans le courrier que je lui ai adressé, j'ai décidé de mettre le paquet : je lui ai fait des promesses assez radicales, comme arrêter de boire, me mettre au régime, au sport, de la sortir plus souvent pour des expos et des visites de musées, améliorer mes fréquentations, et bien d'autres choses encore. 

    J'étais vraiment motivé pour sortir de cette boucle temporelle.

    Le lendemain de ma visite à Madame Irma, le mardi soir qui marquait la fin du cycle "plein" en cours,  je suis allé glisser mon courrier à Lucie sous la porte d'entrée de sa mère, après avoir travaillé dessus tout l'après midi. J'y suis allé en vélo, même si c'était un peu loin. Pendant les cycles pleins, je n'empruntais pas de voiture. Trop risqué. Et puis, je n'avais pas le permis.

    Quand je me suis couché, avec une trentaine de kilomètres de vélo dans les jambes, j'ai eu beau réfléchir, je ne voyais pas ce que je pouvais faire de plus. 

     

     

    *****

     

    Le lendemain matin, j'ai été réveillé par des bruits de placards. J'avais très mal au crâne. 

    Par réflexe, je me suis jeté sur mon téléphone portable. Il affichait « Dimanche 4 Avril 2027, 10h22. Batterie 1 % ».  Et merde. 

    Je me suis immédiatement levé, j'ai allumé la lumière des toilettes, j'ai vomi. Je me suis rendu compte qu'il y avait du courant, et qu'il y avait toujours des bruits qui provenaient de l'appartement. Ce n'était pas normal. Normalement j'aurais dû attaquer un cycle "vide". 

    Je me suis dirigé vers les bruits, sans trop savoir à quoi m'attendre. À travers le plafond, le son de la télé de la voisine était audible. 

    Dans la chambre d'amis, Lucie, tout sourire, finissait de remplir un placard qui décidément avait horreur du vide. 

    En m'apercevant sur le pas de la porte, elle interrompit son rangement : 

    • Bonjour Donald, me lança t-elle d'une voix guillerette. Tu as bien dormi ?

    • Euh, oui. Enfin je crois. Je suis un peu perdu. Tu es revenue ?

    • Oui, j'ai décidé de passer l'éponge sur ton inconduite.

    • Pardon ?

    • J'ai trouvé ton courrier ce matin en me levant, chez maman. Je l'ai lu. Je m'attendais à des excuses un peu moins alambiquées que cette histoire à dormir debout de boucle temporelle, mais je reconnais que c'était marrant. Et j'ai bien retenu que tu étais prêt à faire des efforts. Et surtout, j'apprécie le fait que tu aies rédigé cette lettre spontanément, dans les quelques heures qui ont suivi mon départ. Donc je reviens, si tu veux toujours de moi. C'est bien le cas ?

    • Oui, je t'en supplie, reste là !

     

    Un peu plus tard dans la matinée, nous avons regardé ensemble du balcon les voitures de police qui venaient constater les effractions dans l'immeuble d'à côté. Je savais d'expérience que l'enquête ne donnerait rien, je n'avais jamais revu la police depuis le nettoyage de mes empreintes, au cours de mon second cycle "vide". Puis nous sommes allés déjeuner en ville, avant de visiter un petit musée qu'elle voulait voir depuis des mois. 

    Le lundi qui suivit fut parfaitement normal. Comme lors de mes cycles "pleins" précédents, des articles des journaux locaux mentionnaient des tentatives d'effraction à Tours, dans des grandes enseignes, mais sans faire les gros titres. Et comme j'avais réussi à ramener mes autos-tamponneuses chez leurs propriétaires respectifs (non sans mal), il n'y avait plus de véhicules en rade sur la nationale pour attirer l'attention. Lucie et moi sommes allés au cinéma dans la soirée.

    Mardi matin, malgré les nombreux cycles précédents sans visite imprévue, j'avais toujours un peu peur de voir débouler la police et le berger allemand baveux. J'avais le numéro d'un avocat sérieux dans la poche de mon pantalon. Au cas où. Personne n'a frappé à la porte, je suis parti au boulot, Lucie chantonnait dans la cuisine.

    Mardi soir, quand je me suis couché, je n'en menais pas large. 

     

    Je me suis réveillé dans mon lit, Lucie à mes côtés. Elle était réveillée, et elle m'a souri. J'ai jeté un œil à mon portable : nous étions mercredi 7 Avril, il était 5h55.
    La batterie de mon téléphone affichait 100 %.

    Moi aussi. 

    Je n'avais pas mal à la tête. Je me suis juré de ne plus jamais boire une seule goutte d'alcool de ma vie. 

     

    Donald Demare

    Cité des Quinze-Vingt

    Mercredi 7 Avril 2027, 23h42

     

    *****

     

    J'ai tenu un peu plus de neuf mois sans alcool. Ce n'est pas si mal. C'est mon record.

     

    Aujourd'hui j'ai décidé de bruler ce journal. Je ne veux pas que Lucie le trouve et le lise, je me rends compte que certains passages ne sont pas très sympas pour elle.

    Elle pourrait croire que je lui ai demandé de revenir pour les mauvaises raisons. 

    Si elle le lisait, elle serait capable de partir, peut être pas en vidant nos placards, mais à coup sûr avec le cosy.

    C'est un risque que je refuse de prendre. 

     

    Donald Demare,

    Cité des Quinze-Vingt

    Jeudi 16 Mars 2028, 2h53

     

     

    « Nos voisins sont sympas de loinComme un zèbre en cage »

  • Commentaires

    1
    ladylama
    Mercredi 28 Août 2019 à 10:19

    C'est un récit très pragmatique (sisi) à défaut d'être romantique :-)

    2
    Mercredi 28 Août 2019 à 11:13

    Pourtant je pensais vraiment être au taquet au niveau du romantisme, avec cette nouvelle !

    ^-^

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