• Pour Débilmé Pagateux, l'oeuvre d'une vie ne tenait qu'à un bouc

     

    L'archiviste (émérite) Débilmé Pagateux s'est éteint paisiblement il y a deux nuits dans sa cent douzième année, quelques jours après avoir mis un point final à son Histoire des Neuf Royaumes en 78 volumes.

    A l'âge de 35 ans, alors qu'il n'était Archiviste Royal que depuis quelques mois, (devenant ainsi le plus jeune Archiviste Royal jamais titularisé), il avait demandé une audience auprès du Conservateur des Archives Royales de l'époque, Snékeudla Toux.

     

    D'après les Archives des Archives Royales, cette audience se déroula dans la salle d'étude du Conservateur, la conversation étant consignée in-extenso par le scribe Hou, son scribe personnel, comme l'ensemble de ses audiences privées :

     

    • Monsieur le Conservateur, lui dit Débilmé, je vous remercie de me recevoir.

    • Ecoutez mon cher, souffla le Conservateur d'un ton peiné, je n'ai pas vraiment de temps à vous accorder, mais votre Mère insiste depuis des mois pour que je vous reçoive. Je ne suis pas du genre à céder, mais elle refuse depuis plusieurs semaines de me cuisiner ses courges farcies aux testicules de bouc, dont vous n'ignorez pas que je suis très friand... Faites vite, que voulez vous ? Une promotion, une mutation aux étages supérieurs ? Tout de même pas un bureau avec éclairage naturel ?

    • Rien de tout cela Monsieur le Conservateur, je souhaite juste me consacrer à l'écriture d'une Histoire des Neuf Royaumes, un condensé du contenu des Archives Royales qui soit accessible au commun des mortels, avec un index permettant de trouver rapidement les textes de référence dans les Archives. Avec votre permission et l'aide de quelques Clercs, je pense pouvoir rédiger cet ouvrage en une petite dizaine d'années.

    • Qu'est ce que c'est que cette histoire ? Pourquoi voulez vous rédiger un ouvrage qui permettrait de se passer des services d'un Archiviste Royal ? Vous voulez la mort de notre corporation ? 

    • Absolument pas, Monsieur le Conservateur, ce serait un ouvrage de référence pour les Clercs débutants et pour les Archivistes pressés, et éventuellement pour quelques bienfaiteurs des Archives Royales triés sur le volet qui pourraient venir le consulter dans notre étude sans avoir à farfouiller dans les archives une bougie à la main.

    • Ça ne me plait pas, cette idée que l'on puisse se passer de nos services pour trouver des informations sans notre concours. Je ne suis absolument pas d'accord.  Et puis quoi encore ? Bientôt vous allez vouloir apprendre à lire aux Ogres et pourquoi pas aux paysans ! C'est un non définitif. Vous pouvez disposer.

    • Quel dommage, Monsieur le Conservateur, Mère m'avait demandé de passer au marché pour acheter des testicules de bouc pour le repas de ce soir. Nul doute qu'elle sera fort contrariée par ma déception et qu'elle n'aura pas le coeur à se mettre à l'ouvrage aux cuisines... Vous m'en voyez contrit.

    • Mrfff. Certes, enfin, bon. Ecoutez Débilmé, si vous voulez consacrer votre temps libre à un projet aussi idiot, faites comme bon vous semble. Mais je ne vous autorise pas à utiliser votre temps de recherche et d'archivage sur ce projet, ni à mobiliser le personnel des Archives Royales dessus. Est-ce bien clair ?

    • Tout à fait, Monsieur le Conservateur, je vous remercie Monsieur le Conservateur. J'y travaillerai après les heures d'office habituelles et pendant mes jours de repos.

    • Mrfff. Certes, enfin, bon, ça vous passera. Allez, retirez vous. Et n'oubliez pas de vous rendre au marché comme vous l'avez promis à votre Mère.

    • Je n'y manquerai pas, Monsieur le Conservateur.

     

    Quelques mois après cet entretien, le Conservateur Snékeudla Toux fut emporté par une bronchite purulente. Sa charge étant héréditaire, c'est son fils Jaimalpar qui prit sa succession. Les décisions des Conservateurs étant irrévocables, ni lui ni aucun de ses successeurs (Envérécontre, Paspar, Tombouk, et enfin Jeussay Toux) ne remirent en cause les travaux de Débilmé, malgré le fait qu'ils partageaient unanimement leur désaccord pour son projet.

    Des travaux auxquels Débilmé consacra toute sa vie. L'intégralité de ses jours de repos, de ses pauses déjeuner, une bonne partie de ses nuits, puis à compter de son quatre vingtième anniversaire et de son passage au statut d'Archiviste Émérite, l'intégralité de ses journées. Il mit la dernière main (tremblante) à l'index de son histoire des Neuf Royaumes en 78 volumes il y a quelques semaines. N'ayant jamais obtenu le moindre soutien officiel des Archives Royales dans ce travail titanesque, un réseau de Clercs et d'Archivistes convaincus par le projet se créa en secret pour l'aider : relecteurs, correcteurs, copistes. Plusieurs générations d'Archivistes passionnés se relayèrent au cours des années pour l'aider à parachever en toute discrétion l'oeuvre de sa vie, au sein de l'Ordre secret du Grand Oeuvre de Débilmé.

    Comme prévu depuis l'origine par les Conservateurs l'ayant précédé, Jessay Toux demanda dès la fin de l'office funéraire de Débilmé Pagateux que l'on détruise immédiatement son Histoire des Neuf Royaumes, son index, son codex et tous les documents annexes de cette œuvre immense. Un Maître charpentier fut aussitôt mandaté pour construire un bûcher gigantesque et le Conservateur y a mis lui même le feu il y a quelques heures, au lendemain de l'inhumation de Débilmé.

     

    De là où je me trouve, à plus de dix lieues des Archives Royales, je vois les flammes immenses qui s'élèvent dans la nuit, des flammes qui dévorent l'oeuvre de toute une vie.

    La peine m'étreint, mais la joie m'habite.

    Je jette un regard sur l'intérieur de mon chariot bâché, rempli de grandes caisses. D'ici quelques jours j'aurai atteint un lieu tenu secret où nul Archiviste Royal ne pourra jamais me trouver. Je pourrai alors commencer à y faire bon usage de ma copie de l'Histoire des Neuf Royaumes.

     

     

    Jean de le Bidet, ex-Archiviste Royal, Grand Maître de l'Ordre secret du GOD.

     

     

    Pour Débilmé Pagateux, l'oeuvre d'une vie ne tenait qu'à un bouc

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  • Commentaires

    1
    James Lagalette
    Vendredi 30 Juin 2017 à 16:05

    Et, où êtes vous Jean D.L.B ?

    2
    lady lama
    Lundi 3 Juillet 2017 à 15:41

    ouff! le dernier paragraphe m'a rassuré. Comme quoi, on peut frissonner sur le sort de 78 volumes (de combien de pages chacun? si c'est 1 page chacun, ce n'est pas la même chose que 500 pages - même si, je sais, c'est mauvais de tout ramener aux chiffres).

    3
    Lundi 3 Juillet 2017 à 18:41

    Le nombre total de pages de l'Histoire des Neufs Royaumes de Débilmé Pagateux varie en fonction des copistes mais il est généralement compris entre 110 000 et 135 000 pages. 

    4
    Lundi 31 Juillet 2017 à 19:00
    Comme quoi il n'est pas nécessaire d'historier, il suffit de copier à point !
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